Innovation et pratiques RH: la révolution silencieuse
Par Aude Sibuet, Culture Manager
Où en est la transformation digitale de notre pays? Comment se traduit-elle concrètement dans les pratiques RH des grands groupes? Où en est la RH Tech en France?
Transformation digitale: à la conquête du pouvoir des relations interpersonnelles
Sur les plans du management et des ressources humaines, l’usage des technologies va automatiser nombre de tâches et faire disparaître certains emplois; l’intelligence artificielle va nous aider à prendre des décisions et à prévenir des situations. Ces changements s’opéreront de manière indéniable en faveur d’une valorisation sans précédent de ce qui fait de nous des humains. Les organisations commencent à explorer les qualités typiquement humaines, ce qu’on appelle les «soft skills». Dans les business model des entreprises, les poids du recours aux technologies et l’importance des qualités humaines, favorisant les relations interpersonnelles, qu’elles soient hors ou à l’intérieur des organisations, vont s’équilibrer, voire même s’inverser.
Nos qualités humaines vont être de plus en plus précieuses pour les entreprises.
La technologie bouscule la hiérarchie et les codes de l’entreprise
En 2013 déjà, une étude révélait que la moitié des Français se connectaient à Internet indifféremment de leur ordinateur ou de leur téléphone portable. Cela a marqué en France le début de la montée en autonomie – «empowerment»- des collaborateurs dans les grandes entreprises. Un exemple? Votre entreprise vous interdit d’aller sur Facebook? Vous pouvez dès lors y accéder quand bon vous semble à partir de votre téléphone. Le rapport de force entre l’entreprise et l’employé se rééquilibre dans certains domaines, comme celui de la liberté d’accéder à votre sphère privé quand vous le souhaitez. Autre exemple marquant: avec Twitter, il devient possible de poser des questions directement à des décideurs, des chercheurs, et ceux-ci vous répondent ! Le fonctionnement de la hiérarchie dans votre entreprise commence à vous sembler d’un autre temps.
La technologie crée de nouveaux usages et redonne du pouvoir à chacun. L’humain est replacé au centre du jeu.
En 2015, le digital a un impact direct sur l’organisation des entreprises. Une nouvelle fonction émerge en France dans les grands groupes: le Chief Digital Officer dont la mission est de «digitaliser l’entreprise». Les experts et les personnes concernées constatent rapidement les limites de ce poste, qui doit être porté par le CEO lui-même. Le rôle du CDO est effectivement trop souvent freiné dans ses tâches, faute de pouvoir de décision ou de moyen. Les applications digitales ont un impact direct sur le business model de l’entreprise, à tous les niveaux (financier, marketing, distribution, RH…). Les approches connexes au digital: design thinking, méthode agile ou scrum, entreprise libérée… font l’objet de nombreux articles conférences, ouvrages.
Fin 2016, il devient évident qu’avant d’être technique, ladite transformation digitale est culturelle: il faut modifier les habitudes de travail et l’état d’esprit des collaborateurs, managers et dirigeants des grands groupes; valoriser de nouveaux comportements. Le CEO devient aussi «Chief Engagement Officer». En effet, au-delà de la performance des outils, l’enjeu de la transformation digitale est «l’agilité des équipes». Une agilité qui repose sur trois qualités humaines: confiance, créativité et autonomie.
La culture geek et de réseau tonifie l’agilité des équipes
Lors du salon, j’ai pu identifier au sein des organisations trois types d’avancées qui caractérisent ce que je nomme «la révolution silencieuse»:
- La nouvelle considération de ce que vivent les employés au quotidien: «l’expérience des collaborateurs»;
- l’émergence de nouveaux postes consacrés à développer les interactions humaines et à favoriser l’intelligence collaborative;
- la mise en place de programme «d’évangélisation» vers les clients et prospects, basés sur des interactions humaines directes et riches en contenus.
Comme le Salon du Bourget a eu lieu en même temps, je m’autorise une métaphore filée, qui illustre à la fois les phases de maturité et d’avancement de ce sujet éminemment humain et culturel.
1/ Pas de tir: considérer l’expérience proposée
Sur les stands des grands groupes, il était possible de rencontrer des personnes occupant de nouveaux postes, à la croisée des RH et du marketing. Ces nouveaux experts s’inspirent des méthodes qui ont amélioré les résultats des sites e-commerce. Ils sont dédiés à l’expérience des collaborateurs, qu’elle se tienne dans le monde dématérialisé en ligne (via les réseaux sociaux d’entreprises par exemple), ou dans la vie physique, dans les bureaux.
Dans l’industrie du luxe, de la beauté, de la mobilité, de l’emploi et en cabinet conseil, voici quelques exemples d’intitulés de postes occupés par ces personnes avec qui j’ai pu échanger:
- People Engagement Director
- Newcomers Experience Designer
- People Experience Journey Disruptor
- Feel Good Leader
Ainsi, certains se consacrent exclusivement au design de l’expérience des nouveaux arrivants. D’autres s’attachent à trouver des solutions aux problèmes quotidiens de l’ensemble des collaborateurs. Ils répondent aux besoins réels du terrain, comme leurs collègues le font déjà pour améliorer l’expérience des clients. Des intitulés qui portent l’ambition des postes et leur dimension humaine, au-delà de l’aspect technique.
L’alliance technologie + interaction humaine directe permet d’améliorer l’expérience du collaborateur et de gagner considérablement en performance. S’il y a un domaine RH où l’expérience demande à être revisitée, c’est bien la formation.
Lors d’un salon, une application s’est avérée particulièrement efficace sur le stand Sodexo. La start-up Backlight faisait la démonstration d’un support interactif conçu pour former le personnel de cuisine aux bons gestes et assurer sa sécurité. Par exemple, savoir sortir les plats du four sans se brûler. Le produit était impressionnant par son rendu technique dans les moindres détails, comme la présence de rayures sur l’inox du piano de cuisson par exemple! Muni du casque de VR, le visiteur avait vraiment la sensation de quitter le salon et de se mouvoir dans une cuisine industrielle. L’efficacité de cette formation ne se résumait pas à la prouesse technologique. La démonstration prenait surtout son sens grâce aux consignes du formateur qui avait vraiment animé le module chez Sodexo. Il prenait soin de contrôler l’exécution des bons gestes. Le visiteur pouvait alors appréhender la puissance du dispositif dans les conditions du réel. On comprend que la formation avec VR est beaucoup plus attrayante que le format traditionnel pour les salariés Sodexo: le taux d’assiduité a grimpé sans précédent. Il serait intéressant de savoir si le nombre d’accidents a baissé. Ce qui est certain, c’est qu’il a un impact positif sur l’expérience des employés en situation de formation.
2/ Décollage: diffuser l’agilité en interne
Chez les industriels comme chez les institutionnels, les directions des grandes structures prennent conscience qu’il faut reconnaître les initiatives qui émergent ça et là, les fédérer et les consolider.
Le Corporate hacker, le pirate qui transforme l’entreprise de l’intérieur ➡️ https://t.co/dhkfourrbt via @ABWSDigital #corporatehacking pic.twitter.com/QKQ6dR6yzV
— Marion Breuleux (@MarionBx) 19 juin 2017
Sur le salon, les acteurs des Laboratoires d’innovation rivalisaient d’initiatives technologiques, portées par leurs programmes d’incubation de start-up et d’intrapreneuriat. Leur enjeu en interne? Accélérer le déploiement de ces innovations puisque les collaborateurs peuvent en être les premiers utilisateurs ou prescripteurs.
Et même Pôle Emploi s’y est mis! Leur Lab a par exemple développé La Bonne Boîte, une application qui permet aux demandeurs d’emplois d’identifier les entreprises les plus fortement susceptibles d’embaucher, grâce au big data. Le lab a aussi fait appel à sa nouvelle équipe de facilitateurs qui a pour missions de faire des projets une réussite sur le long terme, en permettant une réflexion collective dès l’amont, en faisant en sorte que les équipes communiquent mieux entre elles et que l’ensemble des collaborateurs Pôle Emploi s’approprient ces innovations.
Certains cabinets de conseil, comme OnePoint ou Akka Consulting, s’emparent également de ce marché en proposant à leurs clients de nouvelles offres d’accompagnement à la co-création et à l’open innovation.
3/ Mise en orbite: mettre en place pour les clients et prospects des programmes de coaching et de mentoring
Sur le salon, Google présentait son programme de coaching pour les TPE et PME, en partenariat avec les CCI locales. Cette opération a pour objectif de former aux outils et services Google 70 000 personnes par an, en envoyant de jeunes étudiants à leur rencontre dans une centaine de villes en France. Le témoignage Periscope de deux «Google Coachs» est consultable pour ceux qui souhaitent en connaître le détail.
LinkedIn propose aussi du «Reverse Mentoring» en proposant aux dirigeants de se faire former à ses techniques par de jeunes étudiants. L’entreprise fait appel à la start-up Crème de la crème pour le recrutement de leurs jeunes mentors.
Les firmes de Mountain View font le pari des étudiants pour accélérer l’apprentissage des nouvelles pratiques et porter leur message à grande échelle, à travers la France. Alors que le principe des publicités en ligne est remis en cause, que le recours aux adblockers par les particuliers explose, elles ont plus d’un intérêt de miser sur l’humain. Tout d’abord, elles tissent ainsi un lien avec les jeunes générations et repèrent au plus tôt les talents. Ensuite, cette relation interpersonnelle directe et conviviale leur permet à la fois de faire connaître leurs services, de diffuser le changement et d’asseoir leur monopole.
La RH Tech doit contribuer à propulser le pays parmi les leaders mondiaux dans ce domaine
Station F, initiée par Xavier Niel, a été inaugurée à Paris le 29 juin 2017. Il s’agit du plus grand campus de start-up du monde. Le président de la République lance des initiatives comme le Frenchtech Visa. On parle dans les médias de couveuses, d’incubateurs, d’accélérateurs d’entreprises… Les Français ont conscience que le terreau des jeunes entreprises dans le pays est vivace.
Ils savent moins que nombres d’entre elles sont dédiées ou ont une application directe dans le domaine des ressources humaines. La RH Tech a pour but d’améliorer l’expérience des collaborateurs, de favoriser son engagement et son épanouissement au travail. Dans le cadre de la transformation digitale, la RH Tech est un levier de compétitivité pour les groupes internationaux. Sous deux réserves, me confiaient les interlocuteurs de grands groupes rencontrés lors du salon:
- Que l’offre de l’entreprise de RH Tech s’adapte mieux aux spécificités de chaque client. Les start-up sont parfois jugées trop spécialisées sur un seul aspect d’une question. Cela est compliqué à gérer pour les grands groupes, notamment quand il s’agit du déploiement. Les décideurs m’évoquaient leurs souhaits que les startups se coordonnent pour mieux adresser les problèmes, que ce soit de manière verticale ou transverse. Un exemple d’intégration verticale : ce qu’a fait l’entreprise de VR mentionnée plus haut en proposant à la fois une bonne réalisation technique et la prestation de formation et d’animation des modules. Le fait que ces différentes compétences soient intégrées par le fournisseur fait gagner l’acheteur en simplicité, en rapidité de déploiement et en efficacité.
- Que l’entreprise de la RH Tech française présente un avantage concurrentiel solide par rapport à ses concurrents étrangers. Par exemple, dans le domaine des «pulse surveys», les entreprises américaines peuvent paraître plus expérimentées aux yeux des décideurs car elles ont émergé plus tôt sur le marché. Trois facteurs qui font la différence pour le décideur du CAC 40 en la faveur de la RH tech tricolore, ce sont la sécurité des données, la conformité à la législation du pays et la maîtrise de ses spécificités culturelles. Il est aberrant que certaines startups françaises optent pour des serveurs chez Amazon ou dans une autre firme non européenne.
Il faut aider nos entreprises à être les plus compétitives sur le marché national et européen. De nombreuses actions existent dans nos institutions, comme le fait l’Inria par exemple. Le nouveau gouvernement prépare sans doute un plan d’actions pour cet aspect du tissu économique national. L’hébergement et la location des serveurs, le réel recours à l’IA sont deux exemples d’avantages concurrentiels dont il faut aider les start-up tricolore à se saisir au plus vite.
Le salon a permis de constater qu’une prise de conscience s’était opérée. Des premières actions sont mises en place. Le moral des ménages français est au plus haut depuis 10 ans. Les conditions semblent réunies pour que le pays fasse plus que jamais preuve d’audace. Partons à l’assaut de cette quatrième révolution industrielle pour occuper une place de choix parmi les leaders. A nous de prendre part à cette révolution silencieuse pour une croissance plus raisonnée, écologique et humaine.
La contributrice:
Aude Sibuet est Culture Manager. Son expertise est à la croisée de trois domaines: communication corporate, change management et social selling. Elle est spécialisée dans l’accompagnement de la transformation culturelle des entreprises, notamment managériale.
Merci Aude pour votre article qui dresse un panorama tout à fait juste de cette tendance de fond.
Je suis coach en entreprise et avant cela j’ai passé plus de 24 ans dans ces métiers. J’en ai gardé un fort attrait pour ce domaine et s’est tout naturellement que j’y interviens encore assez souvent aujourd’hui, mais avec une toute autre casquette ; vous l’aurez compris.
Je voudrais insister, et avec une note d’optimisme, en ce qui concerne la latitude laissée ou donnée au Chief Digital Officer (CDO). Certes, encore trop peu de sociétés dotent leur CDO d’un véritable pouvoir de décision et de moyens suffisants et en propre. Toutefois, je peux témoigner que de plus en plus de CEO s’engagent à leurs côtés après une première expérience insatisfaisante en reconnaissant suffisamment leur part de responsabilité et en offrant un accompagnement en coaching à leur CDO pour les aider à se frayer un chemin et dépasser leurs obstacles.
Gardons espoir donc.
Franck