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Je suis freelance, mais je ne suis pas chauffeur Uber (ni livreur Deliveroo) !

Par Alexandre Dana et Anaïs Prétot

«Et après, tu reprendras un boulot normal?»

Nous avons passé le mois dernier la journée (et la soirée!) avec 200 de nos élèves, venus des quatre coins de la France à l’occasion de notre première conférence physique, intitulée Le Live.

Parmi les porteurs de projets réunis dans ce petit théâtre du 11ème arrondissement, une catégorie se distinguait tout particulièrement. Accrochés sur leurs poitrines trônaient les badges «freelance», ou encore «indépendants».

Ils étaient venus ici pour agrandir leur réseau et nouer des partenariats utiles.

Certains étaient autrefois salariés, reconvertis depuis quelques temps. Comme Laura Ciriani, aujourd’hui consultante indépendante auprès des professions libérales.

D’autres avaient choisis cette piste de décollage pour leur entrée dans la vie active.

Et surtout, tous rayonnaient. Il semblait clair qu’ils avaient choisi cette voie par choix, par goût.

Le chemin leur avait certes réservé quelques surprises – à commencer par la découverte du RSI et des délices de la comptabilité française – mais pas de regrets.

Sauf, pour certains peut-être, celui de ne pas s’être lancé plus tôt.

Nous nous sommes dit qu’il y avait là quelque chose de formidable, et quelque chose de très curieux aussi.

On parle beaucoup – et c’est peu de le dire – d’entrepreneuriat, jusqu’à l’ériger en religion du 21ème siècle.

On ne parle pas de freelances. On ne parle pas des indépendants.

Lorsque l’on en parle, c’est – trop – souvent pour parler RSI et précarité.

On a parfois l’impression qu’être indépendant en France aujourd’hui, c’est nécessairement être chauffeur Uber. C’est nécessairement être coursier Deliveroo.

Sauf que c’est bien souvent tout l’inverse.

La majorité des indépendants – et heureusement – ne vivent pas sous le joug d’une plateforme surpuissante qui peut augmenter sa commission du jour au lendemain en entraînant une perte de revenus de 30 à 40%.

Ils ne souffrent pas d’une relation déséquilibrée et sont libres de fixer leurs règles du jeu.

Ils choisissent leurs prix, et la très grande majorité d’entre eux choisissent d’ailleurs leurs clients.

Ils ont opté pour ce mode de vie par choix, très rarement par défaut, parce qu’ils ne se reconnaissent pas ou plus dans le salariat.

Et pourtant, on ne les comprend pas.

Leur entourage, inquiet, les inonde de questions.

Les études les regroupent sous la dénomination «précaire», dans des catégories statistiques curieuses où se côtoient des indépendants et des salariés contraints d’enchaîner des CDD.

Une autre élève, Sandrine, artisan bijoutière indépendante, nous racontait: «mon passage en indépendante a toujours été perçu comme une régression professionnelle par mes proches. Alors que je l’ai personnellement toujours vécu comme une ascension».

Beaucoup de freelances décrivent également avoir du mal à être pris au sérieux par leur entourage. Ils décrivent ainsi une tendance de fonds à vouloir minorer ce nouveau projet, à n’en faire qu’une étape.

«On me demande toujours si j’ai un plan B en tête», «si je compte retrouver un emploi ensuite», «si je cherche un emploi à côté de mon activité», déclaraient à l’unisson Guillaume, Tatiana et Joseph.

Comme si l’on était incapable de faire la distinction entre précarité subie et flexibilité choisie.

Comme si l’on ne refusait de tolérer qu’une certaine vision de la liberté justifiait une certaine prise de risque?

Et puis, de quel risque parle t-on? Est il vraiment toujours aussi important qu’on le croit?

Yéza, freelance depuis 1 an, répond à cette objection dans ce tercet d’un nouveau genre sur son Medium:

«Si vous hésitez à vous lancer, préparez en amont votre projet.

Si vous hésitez à vous lancer, je crois que la chance récompense ceux qui prennent des risques.

Si vous hésitez à vous lancer, pensez à une chose: quelle est la pire chose qui puisse vous arriver?»

Tout se passe comme si l’on reconnaissait les faiblesses d’une certaine forme de salariat (burn out, bore out et autres dommages collatéraux), mais que l’on refusait de voir certains le faire voler en éclats?

Comme si aussi, on refusait de voir l’avenir, en voulant rendre le phénomène plus marginal qu’il ne l’est.

On se plait à en faire un phénomène temporaire («mais alors, tu reprends un emploi après?»), à penser que le freelance ne concerne qu’une poignée de personnes et se limite à quelques professions («mais si je ne suis pas graphiste, cela ne s’applique pas non?»).

Alors que la révolution a déjà commencé – et qu’elle est massive.

Aux Etats-Unis, 94% des créations d’emploi entre 2010 et 2015 sont liées à des formes de contrats alternatives. Si 94% est marginal, il me faut revoir au plus vite ma définition des pourcentages.

Et notons que l’étude précise que les travailleurs des plateformes ne concernent pas plus de 0,5%. Qu’on se le dise: être freelance, ce n’est décidément pas être chauffeur Uber.

Certains y voient les signes annonciateurs d’une dangereuse déconstruction du salariat, source de précarité émotionnelle et de stress.

La réalité est surprenamment éloignée de l’image d’épinal du travailleur indépendant que l’on s’acharne à forger. On les décrit souvent comme pétris d’angoisse, vivant avec l’épée de Damoclès permanente des impayés.

Dans une note sur l’impact du type de contrat sur le bien-être au travail, Baggio et Sutter ont ainsi montré que l’emploi atypique n’était pas forcément synonyme de mal-être accru. Bien au contraire.

A la question cardinale du stress, les freelances ressortent comme les moins exposés, devant les employés en CDD et en CDI. Les auteurs font l’hypothèse que l’autonomie et l’absence de hiérarchie induites par le statut d’indépendant supplantent ainsi sa «précarité», donnant lieu à une population plus sereine qu’il n’y parait.

Fait encore plus marquant, les freelances présentent le plus fort taux d’implication dans leur travail, surpassant les CDI de l’échantillon étudié. Comme si c’était finalement eux, les employés modèles: le monde à l’envers!

«Tu n’en as pas marre d’être tout seul?»

Le statut de freelance est très souvent perçu comme solitaire, isolé.

C’est mal connaître la réalité du quotidien des freelances. Pour réussir, connaitre et sécuriser les plus belles missions, il leur faut au contraire agir de façon collective.

Il leur faut développer un réseau – de pairs comme de profils complémentaires – qui leur permettront de monter en compétence, collaborer et répondre à des appels d’offre où plusieurs compétences sont requises.

Un bon freelance travaille en bande, et ce n’est pas un hasard si les coursiers Deliveroo montent aujourd’hui des collectifs pour se lutter contre la montée des commissions..

Heureusement, la très grande majorité des freelances ne travaille pas chez Uber ou Deliveroo. Ils peuvent librement évaluer leurs prix. Ce qui ne veut pas dire que l’exercice est facile pour autant.. Mais cela mériterait un autre article!

Les contributeurs :

Alexandre Dana est le co-fondateur et Directeur de LiveMentor, l’école en direct et en ligne des entrepreneurs, freelances et indépendants.

Pour échanger avec lui :
Anaïs Prétot est Directrice de la pédagogie chez LiveMentor.
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