L’impact économique de l’Internet en France par Olivier Ezratty
Mercredi 9 mars 2011 était présentée sous les auspices du gouvernement une étude sur “L’impact d’Internet sur l’économie française”. Avec quelques données impressionnantes : l’Internet représenterait le quart de la croissance en France et plus d’un million d’emplois. Mais la France serait encore en retard du point de vue de l’équipement des PME.
Comme quelques autres lecteurs patients, j’ai lu les 44 pages de cette étude. Et voulu gratter un peu sous la surface pour en comprendre les tenants et aboutissants. D’où cet article de décryptage.
La présentation de l’étude
Elle était réalisée devant une grosse centaine d‘invités médias, industriels et politiques à l’hôtel des Ministres de Bercy lors d’une table ronde avec Eric Besson, Ministre de l’Industrie et de l’Economie Numérique, deux représentants de McKinsey ayant réalisé cette étude et quelques patrons d’entreprises de l’Internet. La table ronde était animée par Frédéric Bedin, le président de Croissance Plus et aussi DG de Public Système, un prestataire de service bien connu dans l’événementiel.
Eric Besson est intervenu assez succinctement, exerçant comme toujours son humour quelque peu cynique. Sa présence était logique, étant en charge du numérique, il ne pouvait que se féliciter de cette étude qui montrait l’importance économique de l’Internet mais également le bienfondé d’un certain nombre d’actions qui figuraient dans son plan France Numérique 2012. Il en a aussi profité pour répondre aux questions hors sujet de journalistes dans la salle, comme sur la gouvernance et la constitution du Conseil National du Numérique. Tout en saluant le travail de Pierre Kosciusko-Morizet dans son rapport sur le CNN, il indiquait que le mode de désignation de ses membres serait probablement la nomination par l’Elysée et non pas une élection comme le proposait ce dernier.
Il y avait dans la table ronde quelques sociétés représentant un échantillon des “bonnes pratiques” citées dans le rapport : AuFéminin (ci-dessous à droite, sa DG, Marie-Laure Sauty de Chalon), Pecheur.com (vente d’articles de pêche en ligne) et Babyloan (prêt pour projets solidaires, déjà évoqué ici). Trois “pure players” du web, tous ayant une audience en France mais aussi hors de France.
Le contenu de l’étude
Cette étude est surtout une compilation habile de données macro-économiques glanées à droite et à gauche (OCDE, INSEE, etc). Elle s’appuie aussi sur une enquête auprès d’entreprises du secteur de l’Internet.
Les points clés en sont :
- La valeur ajoutée de la filière Internet était de 60 Md€ en 2009 pour atteindre 72 Md€ en 2010. Cette filière englobe la partie “data” des opérateurs télécoms, le matériel et le logiciel liés aux usages de l’Internet (autant dire, toute l’informatique), les activités ayant le web comme support (e-commerce, publicité en ligne), les services informatiques liés à Internet et les “pure players” de l’Internet (startups, etc).
- Cette filière représentait 3,2% du PIB en 2009 et 3,7% en 2010. Avec une prévision de 130Md€ en 2015, soient 5,5% du PIB. Et surtout autant ou plus que des secteurs tels que l’énergie, les transports ou l’agriculture.
- Elle génère 1,15 million d’emplois directs, indirects et induits et en aurait créé 700 000 en 15 ans.
- Elle représente 25% de la croissance du PIB et de la création nette d’emplois en 2010.
- L’investissement dans l’Internet est rentable : 1€ investi génère 2€ de marge opérationnelle. Chaque € investi en marketing en ligne rapporte 2,5€ de bénéfices.
- Les entreprises à “forte intensité web” croissent deux fois plus vite que les autres et exportent deux fois plus (4% du CA vs 2,6% en moyenne). Mais cette forme de présentation fait une confusion classique entre corrélation et causalité. Les entreprises qui exportent ont besoin de l’Internet. Mais elles n’exportent pas “à cause de l’Internet”.
- Le rapport évoque un “surplus de valeur” financé par la publicité en ligne estimé à 7 Md€. Ce qui représente 36€ par mois et par foyer connecté et rembourse donc l’abonnement ADSL triple play ! De quoi s’agit-il ? De la valeur virtuelle estimée par les consommateurs et obtenue par les services gratuits du web. Elle a été estimée par l’IAB (Internet Advertizing Bureau). Cette valeur est estimée à 8 Md€ ce à quoi ont été retranchés 1 Md€ que les consommateurs seraient prêts à payer pour ne pas avoir de publicité. D’où un “surplus” de 7 Md€ qui représente le triple des revenus de la publicité en ligne. Au moins la moitié de ce revenu publicitaire en ligne s’échappe de France (pour ce qui est de Google, Microsoft et Yahoo), mais le rapport n’en parle évidemment pas. Mais comme une bonne part de la valeur reçue par les consommateurs provient de services Internet gratuits originaires d’outre-Atlantique, cela s’équilibre. Le rapport oublie de préciser qu’une grande partie de la valeur de ces services est financée par l’amorçage et le capital-risque de la myriade de startups et entreprises du secteur ! Facebook a levé à lui tout seul plus de $1,5B !
- Les consommateurs ont réalisé 2,5Md€ d’économies grâces aux achats en ligne. C’est la différence entre le prix des biens et services sur Internet et leur équivalent dans le commerce de détail traditionnel.
- Enfin, l’étude met en avant le “bien être” généré par l’Internet : l’accélération de la recherche d’emplois, la qualité des soins, la démocratisation du savoir, la simplification de la vie quotidienne et les nouveaux liens sociaux générés par les réseaux communautaires. Ca fait un peu pays des Bisounours, mais c’est très sérieusement inscrit tel que dans le rapport !
En creux, l’étude présente aussi le retard des PME françaises dans leur présence en ligne et le commerce en ligne.
Malgré son fort équipement en ADSL, la France serait finalement un pays moyen pour ce qui est de l’adoption de l’Internet. Elle est mesurée par un indice “e” inventé par McKinsey qui consolide différents paramètres de l’équipement Internet dans un pays. Selon cet indice, la France serait au 17ème rang des pays de l’OCDE (classement ci-dessous). Et on retrouve comme d’habitude en tête les pays nordiques, le Royaume Uni et l’Amérique du Nord puis la Corée. Pas une grande surprise !
Et voici le mode de calcul qui agglomère le nombre d’ordinateurs personnels, d’abonnements mobiles et haut débit, la proportion de sites web dans les entreprises, la proportion des dépenses publiques affectées à la filière de l’Internet, la publicité en ligne et le dynamisme du commerce en ligne :
Mais lorsque l’on rentre dans les détails, on peut noter que la France est plus avancée dans les usages grand public que dans la pratique de l’Internet dans les entreprises et surtout les PME. De nombreuses statistiques abondent dans ce sens, mais n’étaient pas présentées dans l’étude (comme chez Eurostat). De ce point de vue là, je qualifierai l’étude d’assez superficielle !
Alors, pourquoi nos malheureuses PME sont en retard dans leur liaison avec Internet ? Le “pourquoi” est peut-être lié au “qui”. En effet, une analyse sectorielle serait intéressante. Dans les TPE et PME, quelle est la part d’entre elles qui proposent des services de proximité et sont moins enclines à se mettre sur Internet et à fortiori à vendre en ligne que les PME industrielles qui exportent ?
Sinon, l’Internet étant devenu une telle commodité que par certains côtés et par ses différents biais simplificateurs, cette étude sur l’impact économique de l’Internet ressemble à une étude qui aurait été faite en 1947 sur l’impact économique de l’électricité sur la croissance. Elle tire en effet la couverture à elle en mélangeant corrélation, causes et effets comme nous l’avons déjà vu. Elle agglomère des données sur une partie des industries du numérique avec les données de l’usage du numérique dans l’ensemble des entreprises, notamment en termes d’emplois.
Les propositions de l’étude
Pour faire bonne figure, l’étude se termine avec quelques propositions de pistes issues de best practices d’autres pays pour améliorer notre indice “e” et augmenter la contribution de l’Internet à la croissance française :
- Renforcer les infrastructures et développer les usages : continuer les investissements dans le haut débit, encourager les investissements privés, faire de la formation, et développement l’administration en ligne.
- Créer un environnement favorable à l’innovation : avec une régulation favorisant la concurrence (sans beaucoup plus de précision), développer les formations supérieures liées aux besoins de l’industrie, développer la commande publique, et encourager le développement international des acteurs français du secteur.
- Adoption des TIC dans les PME : encore le e-government, le haut débit et le très haut débit et la réduction de la fracture territoriale. Mais pas de recette miracle.
Ce n’est pas la partie la plus développée de l’étude et elle se garde bien de porter un jugement précis sur les politiques publiques menées en France autour du numérique depuis une décennie.
Back to the future
L’histoire du retard de la France et de l’Europe dans le numérique, notamment au niveau de ses entreprises est très ancienne. Le propos du rapport est récurrent depuis des décennies.
En voici un exemple sorti de mes archives : une (excellente) présentation réalisée par Jean-Marie Descarpentries, alors PDG du groupe Bull, lors du Comdex de janvier 1997 et au Palais des Sports de la Porte de Versailles à Paris. J’en conserve religieusement le fichier Powerpoint tant elle m’avait impressionné par son approche macro-économique du numérique.
JMD y présentait le rôle positif des investissements dans le numérique pour les pays et les entreprises. Il montrait que la croissance du PIB des pays ou du CA des entreprises était corrélée avec le poids des investissements dans le numérique et en particulier avec ceux qui sont tournés vers les clients. Il montrait aussi avec son exemple de pyramide de valeur inversée (entreprise tournées vers les clients) qu’il valait mieux avoir une stratégie orientée client qu’orientée réduction des couts. Il militait pour que les DSI fassent partie des Comités Exécutifs des entreprises. A l’époque, on parlait de “client-serveur” et pas encore de commerce électronique, le web n’ayant que deux à trois années d’existence. Mais le parallèle est frappant.
Depuis, Nicholas Carr a fait des ravages avec son “IT Doesn’t Matter”. Les DSI ont perdu du pouvoir plus qu’ils n’en ont gagné. Ils deviennent des pilotes de sous-traitants avec la génération du facility management, de l’offshore et du cloud computing. Les directions marketing ont pris du pouvoir en s’appropriant très souvent la stratégie Internet des grandes entreprises. Et les PME sont toujours aussi en retard. Quand on claironne que la France rattrape son retard en la matière, elle ne fait généralement qu’avancer au même rythme que les autres pays, voire parfois plus lentement et sans véritablement rattraper son retard.
Pendant ces mêmes années 90, les benchmarks internationaux montraient aussi que les entreprises françaises étaient en retard par rapport à l’Europe du Nord dans l’adoption des outils de messagerie et de travail collaboratif. Un décalage qui perdure sous d’autres formes et semble explicable par des différences culturelles et sur des modes de management qui n’évoluent pas assez vite. Parfois, c’est aussi la capacité à marketer et à vendre qui fait défaut. Que seraient ainsi les recettes liées à l’attractivité touristique de notre pays si les restaurants et cafés étaient plus accueillants et commercants ?
L’origine de l’étude
Cette étude n’était pas anodine. Elle était en effet commanditée et financée par Google France et réalisée par McKinsey.
C’en était même une sorte de “best practice” du lobbying avec dans l’ordre :
- Une étude réalisée par le plus prestigieux des cabinets de consulting, au demeurant aussi américain.
- Une introduction de l’étude rédigée par Christian Saint-Etienne, économiste au CNAM et au Conseil d’Analyse Economique du Premier Ministre donnant l’impression que ce dernier l’approuve. Dans le B-A-BA du lobbying, il faut s’associer à des économistes reconnus localement.
- Une étude qui montre le rôle économique positif joué par l’Internet et par le commanditaire. Elle évoque ainsi les effets économiques indirects de l’Internet, comme les “achats facilités, préparés, et déclenchés par une recherche en ligne”, qui sont estimés à 28 Md€ en 2009. On ne sait trop comment. En montrant que les services en ligne gratuits financés par la publicité créent beaucoup de valeur et avec un fort effet de levier, l’étude justifie aussi indirectement la fuite des revenus de Google vers l’Irlande. Il faut bien financer les infrastructures de Google qui font tourner ces services gratuits !
- Une présentation en grande pompe à Bercy, devant la presse, et en présence d’un membre consentant du gouvernement. Les partenariats public-privés sont à la mode !
- L’intervention de Jean-Marc Tassetot, le DG de Google France (et ex SFR), dans la table ronde (ci-dessous). Le seul acteur industriel et technologique présent sur scène, tous les autres étant finalement des sites web “obligés” de Google.
Comme dans toute opération de lobbying, les motivations de son initiateur sont à la fois liées à l’image et au développement du business. Tandis que la société commence à être attaquée à Bruxelles pour pratiques contestables au regard des lois de la concurrence, elle a besoin de se faire des amis dans les gouvernements et de montrer son impact économique local. Côté business, Jean-Marc Tassetot expliquait que son chiffre d’affaire en France est bien faible au regard de la population du pays, lorsqu’il se compare au Royaume-Uni ou à l’Allemagne. Il ne serait pas étonnant que le CA de Google France soit proche de la moitié de celui de Google UK ou Gmbh. Comme je l’avais vécu chez Microsoft et comme de très nombreuses entreprises américaines le vivent depuis des années ! Il faut donc des actions d’envergure pour dynamiser les usages dans les PME qui sont les acheteuses d’AdWords et autres AdSense ! Si le gouvernement peut donner un coup de pouce à Google dont le budget marketing et la présence terrain sont plus que limités, pourquoi pas !
On retrouvait ces motivations dans les biais de l’étude et de la table ronde : la France y est présentée surtout comme un pays de consommateurs d’Internet et de commerce en ligne. Doit-on être un pays d’usagers ou aussi un pays créateur de richesses dans les technologies du numérique ? L’étude penche surtout pour les usages ! On aurait apprécié d’avoir quelques industriels de cités. Vous direz bien : lesquels ? Ils ne manquent pourtant pas, même si ils ont des hauts et des bas : Alcatel (télécoms), Technicolor (TV connectée, revenus à la croissance), Archos (tablettes connectées), Parrot, STMicroelectronics (composants pour la connectivité) ou Bull (serveurs, datacenters) pour ne prendre que les industries du matériel. On pourrait évoquer également les acteurs des contenus, tout aussi évités dans l’opération. Google essaye de faire passer l’idée que sa solution Google TV n’est pas si destructrice de valeur que cela aux chaines de télévision, mais ce n’était pas du tout l’objet de cette étude ! Une autre suivra sans doute !
Dans cette opération de lobbying de Google, j’ai vu l’histoire se répéter sous mes yeux. Google fait aujourd’hui ce que Microsoft faisait il y a dix ans pour valoriser l’impact du logiciel dans l’économie française et dans les PME (j’ai décris de nombreuses analogies entre les deux sociétés dans cette monographie en 2007). Comme de nombreux industriels américains (avec Cisco, Oracle, etc), Microsoft faisait et fait toujours des efforts de lobbying pour pousser l’Etat à encourager les PME à s’équiper en numérique.
En soi, ce n’est pas une pratique marketing répréhensible. Pousser au développement de l’usage des nouvelles technologies dans son pays est une bonne chose. Que le politique le récupère en est une également tant il est lent à la détente. Et il vaut mieux connaitre la généalogie de ces différentes actions ! La transparence ne nuit pas à leur efficacité !
url de l’article original: http://www.oezratty.net/wordpress/2011/impact-economique-internet-en-france/
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