La digital workplace: à la fois plus fragmentée et intégrée
A l’issue du dernier Enteprise Digital Summit de Paris au printemps dernier, je vous avais laissé avec quelques réflexions au sujet de l’environnement de travail digital intégré ou digital workplace.
Pour résumer:
1°) L’environnement monolithique, hypercentralisé qui répond à tous les besoins ne fonctionne pas
Tout le monde –et moi le premier– y a cru car c’est rationnellement la meilleure solution mais force est de reconnaître que la vision d’un intranet point d’entrée unique qui agrège tous les outils de communication, collaboration, outils métier et crée des passerelles entre eux ne fonctionne pas.
Techniquement parlant il n’y a aucun problème et on a un certain nombre de cas non négligeables pour le prouver. Par contre en termes d’adoption on est loin du compte.
Pourquoi un tel écart? Le collaborateur recherche la manière la plus directe de faire les choses simplement et construire une usine à gaz hautement intégrée amène à augmenter le nombre de clics pour accéder à chaque fonctionnalité voire à compliquer chaque action simple à force de vouloir enrichir le dispositif. Le mieux est l’ennemi du bien et on en a la preuve.
2°) Le collaborateur choisit ses outils
Le second problème du portail «one size fits all» est qu’il impose des outils d’entreprise au collaborateur. Là encore, solution idéale d’un point de vue rationnel mais qui ne survit pas à l’épreuve des faits.
En effet le collaborateur a développé certains usages dans sa vie privée qu’il veut retrouver en entreprise. Voire, idéalement, y utiliser les mêmes outils. Vous me direz que c’est justement ce qu’on a essayé de faire avec, par exemple, les réseaux sociaux d’entreprises: amener les outils grand public dans l’entreprise avec un niveau de fonctionnalités et de gouvernance adaptées au monde de l’entreprise. Malheureusement c’est pour cela que ça ne fonctionne pas.
J’entends trop souvent blâmer les éditeurs à qui on reproche le manque d’ergonomie de leurs produit, leur complexité d’utilisation. De manière générale on leur reproche d’avoir prix des outils simples d’utilisation de la sphère privée et d’en avoir fait des outils lourds et inutilisables dans l’entreprise. C’est avoir la critique facile et, pour l’entreprise, se défausser de ses propres responsabilités.
Pour avoir été très impliqué dans le secteur à l’époque où les réseaux sociaux d’entreprise sont arrivés sur le marché, laissez moi vous expliquer comment les choses se sont passées.
- d’abord les éditeurs ont réalisé des copies conformes des outils grand public à destination des entreprises.
- ensuite lesdites entreprises ont demandé d’ajouter des fonctionnalités, d’étendre le périmètre fonctionnel, et d’améliorer la gouvernance (gestion des droits, workflows etc).
- ce qui était un outil conversationnel simple s’est vu adjoindre des capacités de gestion documentaires «comme dans une GED», une gestion des droits «à la sharepoint», des workflows (à la…..), des dispositifs de votes, innovation, gestion de projet…
- le réseau social simple et intuitif est devenu une véritable suite logicielle qui avait tout perdu de ses qualités premières.
Quand un outil porteur d’une nouvelle philosophie se voit contraint de respecter une ancienne philosophie on a, non pas le meilleur, mais le pire des deux mondes. Et le résultat n’est pas autant du au manque de vision des éditeurs qu’à celle de leurs clients.
C’est d’ailleurs une de mes mises en garde par rapport à mon expérience de Facebook at Work, renommé Workplace depuis. Ce qui fait la force de l’outil est sa simplicité et si l’outil peut encore être amélioré et enrichi la plus grosse erreur que pourraient commettre les équipes Facebook serait d’écouter toutes les demandes de leurs clients et, à l’instar de des prédécesseurs sur le marché, en faire un outil inutilisable. La force de Workplace est de permettre des usages simples, «à la Faceboo ». Une phrase, un lien, un partage. Lorsque qu’il faudra 3 clics pour arriver à l’interface de publication, qu’on aura 9 formes de publications différentes, chacune assortie d’options de publications à renseigner, Workplace sera devenu une usine à gaz comme les autres.
Bref si pour un usage donné l’outil d’entreprise est plus complexe que l’outil grand public, le collaborateur détournera l’usage de l’outil grand public et n’utilisera pas l’outil d’entreprise.
3°) Un usage simple = un outil simple
Qu’est-ce qui caractérise nos usages en tant que consommateurs? Nous utilisons une myriade d’outils, chacun ne faisant qu’une chose mais la faisant bien. On a même parfois plusieurs outils relativement similaires et concurrents pour un usage donné, le choix se faisant en fonction du contexte ou des personnes avec qui on interagit.
En entreprise, on est partis d’outil simples pour construire des outils complexes (cf. ma démonstration ci-dessus). Résultat: une utilisation compliquée, une expérience utilisateur dégradée et surtout beaucoup de recouvrement fonctionnel. A force de demander à chaque outil de faire la même chose que son voisin on se retrouve avec pleins d’outils qui font peu ou prou la même chose et des situations ubuesques où au sein d’une même équipe on peut utiliser 2 ou 3 solutions de partage de fichier sans qu’il n’existe un seul endroit où l’on trouvera tous les fichiers.
4°) Moins c’est mieux
Résultat de tout ce qui précède, alors que depuis 10 ans les solutions du poste du travail n’ont cessé de grossir, s’enrichir et se complexifier, le futur appartient à mon avis non plus à de grosses solutions qui font tout mais à un ensemble de petites qui ne font qu’une chose mais la font bien. Bref, on va un certain dépouillement fonctionnel.
Si l’on recentre chaque outil sur un usage simple on va indéniablement vers une profusion d’applications et, bizarrement, pour satisfaire une attente des utilisateurs on va accentuer un phénomène qu’ils détestent: l’empilement d’applications.
En fait pas nécessairement: l’empilage existe déjà aujourd’hui. Le problème n’est pas le nombre d’applications mais le recouvrement fonctionnel et leur incapacité à interopérer. La preuve, dans notre vie privée cet empilement ne nous gène aucunement. Dans l’entreprise, au contraire, oui.
Et c’est là que j’ai un œil aux dernières évolutions d’Office 365 et, surtout, de la logique qui sous-tend le tout.
Office 365: premier exemple de digital workplace consumérisée
A la suite de ce très clair et pédagogique post qu’il a partagé sur LinkedIn par rapport à la sortie de «Teams», j’ai fait le point sur le sujet avec Alexandre Cipriani, responsable du produit Office 365 en France.
Ma propre lecture est que:
1°) Office est aujourd’hui un ensemble de petites briques
Finie l’époque où Sharepoint nous promettait la lune, où on se demandait où était le «social» entre Yammer et Sharepoint…ajoutez à cela «Teams» (un «Slack-like») qui vient d’arriver ainsi que de nombreuses autres… Aujourd’hui chaque brique n’a qu’une promesse mais la tient de manière simple.
2°) L’application suit l’usage, pas l’inverse
Finie également l’époque où l’adoption d’une nouvelle application du poste de travail revenait à chercher des problèmes qu’on avait pas encore. C’étaient les fonctionnalités et la philosophie de l’application qui dictaient la recherche de use cases et pas le besoin qui dictait le choix d’une application. On cherchait à faire utiliser une application, pas à résoudre des problèmes?
Aujourd’hui la ligne directrice d’Office 365 est claire: une même population peut avoir besoin de plusieurs moyens de collaborer et communiquer en fonction du besoin. Sachant qu’une application couvrant tous les besoins serait trop complexe et donc ne serait pas utilisée, l’utilisateur d’Office 365 a les groupes Outlook, les sites Sharepoint, Yammer, Teams etc…. et choisira pour chaque interaction le moyen le plus adapté.
Il y a 5 ans ils auraient essayé de tout faire rentrer dans une seule application. La leçon a été apprise.
3°) Fragmentation ne nuit pas si la gouverance suit
Mais une telle approche pose problème me direz vous: comment voulez vous qu’une équipe utilise 3 ou 4 applications différentes pour collaborer en fonction du besoin sans s’y perdre.
La réponse est simple mais encore faillait il y penser et l’implémenter: à condition de maintenir une gouvernance cohérente des applications.
En l’espèce c’est souvent la notion de droits et de groupes qui est un frein: devoir reconstruire des groupes dans chaque application, avec les bons droits, est tellement fastidieux qu’on finit par n’utiliser qu’une seule application, souvent à contre emploi, pour tous les besoins.
La promesse d’Office 365 est d’assurer la cohérence des groupes au travers des applications. Autrement dit, j’ai mon groupe Outlook, une librairie documentaire lui est automatiquement associée, un site Sharepoint, un groupe Yammer….
Auparavant l’application était au centre du dispositif et le groupe était une variable. Aujourd’hui le groupe est au centre et l’application devient une variable. On a un groupe et dès lors qu’il existe dans une application il existe dans les autres, on a donc plus qu’à choisir le bon canal en fonction du besoin. Sharepoint pour cela, Yammer pour autre chose, une librairie pour une troisième. C’est la notion de groupe qui est le ciment d’une apparente fragmentation applicative. Un changement de paradigme, certes, pour les utilisateurs, mais on a bien vu par le passer qu’imposer une application unique multi usages ne fonctionnait jamais.
4°) Consumérisation sans complexification
On a beaucoup parlé de consumérisation des outils d’entreprise par le passé. Mais, comme je l’ai dit plus haut, on a pris des outils grand public pour les complexifier en entreprise.
Le meilleur exemple, en dehors du réseau social, est celui du partage de fichier. Il n’est pas une suite collaborative digne de ce nom qui n’intègre une fonctionalité «à la dropbox» ou «à la Box». Résultat, nombre d’éditeurs majeurs ont fini par proposer une intégration native de Box.com et ce pour une raison : il sera toujours plus simple d’utiliser un Box.com en standlone, intégré avec les outils d’entreprise que d’utiliser le «Box Like» interne, aussi bien fait soit il, mais noyé au milieu de centaines d’autres fonctionnalités.
Bref plutôt que complexifier fonctionnellement, Microsoft a donc choisi la voie de l’intégration.
Autre dimension intéressante, cela permet à Microsoft de proposer un portfolio applicatif riche (et qui promet de s’agrandir) à moindre frais car il ne s’agit que de proposer des « copy cats » de produits grand public sans en changer la nature ni le scope fonctionnel.
Yammer (le réseau social), Teams (un slack-like), Flow (souvenez vous quand je demandais un IFTTT d’entreprise), Stream (YouTube), Planner (Trello)….
5°) Vive l’ouverture et les APIs
Qu’est ce qui fait qu’on peut vivre à titre personnel dans un écosystème fragmenté et moins à titre professionnel? L’ouverture sur les systèmes tiers. Sur le web tout se connecte à à peu près n’importe quoi. Dans l’entreprise non.
L’exemple le plus flagrant est peu être Flow qui permet d’automatiser des tâches non seulement au sein du monde Microsoft mais avec des dizaines d’outils d’entreprise ou grand public. En termes de productivité c’est vraiment quelque chose qui manquait jusqu’à présent.
Alors bien sur il y aura toujours des insatisfaits. Je vois déjà venir pleurer ceux qui vont se plaindre du «trop d’application» et qui étaient en général ceux qui se plaignaient des usines à gaz hyper complexes et intégrées. Et je ne doute pas qu’aussi séduisante soit elle, l’approche nouvelle de Microsoft ne donne des sueurs froides à nombre d’entreprises.
La clé du succès: ne pas se préoccuper de l’adoption d’une application
J’ai entendu à maintes reprises la même remarque par rapport à cette approche nouvelle. «Faire adopter une application était déjà difficile, mais alors là ça fait trop». Justement. Le problème n’est pas la vision éditeur mais le paradigme au travers duquel l’entreprise voit les choses.
Souvenez vous de ce que je disais à propos des «application à la recherche d’un problème»? Jusqu’à présent les entreprises mesuraient le succès à l’adoption d’une application, c’est à dire le nombre de personnes qui l’utilisaient.
Dans le nouveau paradigme de Microsoft je pense que cette approche n’est plus pertinente car elle ne correspond pas au besoin de l’utilisateur.
Il n’y a pas une entreprise où tout le monde utilisera toutes les applications disponibles (à part Outlook). Mais c’est déjà le cas aujourd’hui. Je veux bien que Slack soit à la mode mais dans une entreprise «normale» le produit est inutilisable par les 3/4 des collaborateurs. La solution n’est pas de forcer les gens à l’utiliser mais de leur donner ce qui correspond à leur leur besoin. S’il y a multiplicité de besoins il y aura multiplicité d’applications même si aucune n’est utilisée par tout le monde.
L’enjeu pour les entreprises ne sera pas de faire en sorte que tout le monde utilise toutes les applications d’Office 365. Il sera de faire en sorte que pas un utilisateur n’utilise une application à contre emploi faute d’un canal mieux adapté. Et ça n’est pas le challenge le plus facile à relever.
Bertrand Duperrin est Digital Transformation Practice Leader chez Emakina. Il a été précédemment directeur conseil chez Nextmodernity, un cabinet dans le domaine de la transformation des entreprises et du management au travers du social business et de l’utilisation des technologies sociales.
Il traite régulièrement de l’actualité social media sur son blog.
- Ask A VC : comment modéliser un compte de résultat — Partie 6/6 : analyse de sensitivité - 21/05/2024
- Ask A VC : comment modéliser un compte de résultat — Partie 3/6 : les Coûts Fixes - 16/01/2024
- Question à un VC : Pourquoi les marges unitaires sont-elles si importantes pour votre modèle d’affaires? - 13/11/2023