
La fin des jobs, le début des playlists de travail
Le contrat de travail tel que nous le connaissons est en train de disparaître. À sa place, un nouveau modèle s’impose : modulaire, individualisé, fluide. Une transformation structurelle qui redéfinit les contours mêmes de l’emploi.
« Il n’y aura plus de jobs. Il y aura des tâches à accomplir, des résultats à atteindre, des missions à mener. » En une phrase, Rashad Tabakawala, ancien Chief Strategist du groupe Publicis, résume l’onde de choc qui s’abat sur le monde du travail. Selon lui, l’organisation classique autour d’un intitulé de poste, d’une fiche de mission et d’une hiérarchie managériale est un artefact du XXe siècle. Et il est déjà obsolète.
De l’ère des emplois à l’ère des fragments
Le modèle dominant depuis l’ère industrielle repose sur une logique d’intégration : un salarié, un poste, un employeur. Le tout encadré par un CDI, un bureau, un supérieur hiérarchique. Cette stabilité a longtemps été synonyme de sécurité. Elle est aujourd’hui vécue comme une entrave, tant pour les talents que pour les entreprises.
Ce que propose Rashad Tabakawala, c’est une lecture radicalement différente : penser le travail non plus comme un poste figé, mais comme un flux de tâches et d’objectifs, alloués selon les compétences, la disponibilité, et la pertinence contextuelle. Un peu comme une playlist personnalisée, générée à la demande, ajustée en temps réel.
L’image est saisissante : dans l’ancien monde, on téléchargeait un album. Dans le nouveau, on écoute une playlist construite selon l’humeur, le moment, les interactions. De la même façon, l’entreprise ne recrute plus seulement un profil figé, mais compose une équipe ad hoc, temporaire, souvent hybride (salariés, freelances, IA, partenaires externes), pour atteindre un résultat.
Une logique d’assemblage plutôt que de structure
Cette évolution n’est pas une projection théorique. Elle se manifeste déjà concrètement :
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- Dans la croissance du travail indépendant (plus de 6 millions de créations d’entreprises aux États-Unis en 2024).
- Dans la montée en puissance des plateformes de “matching” de compétences (Malt, Comet, Worksome).
- Dans l’essor des employés fractionnés, travaillant à 60 ou 80 % pour une entreprise, tout en développant des projets parallèles.
Même les entreprises les plus établies commencent à adapter leur modèle. Certaines proposent désormais aux collaborateurs de choisir chaque année leur temps de travail souhaité (60 %, 80 %, 100 %), et allouent les tâches en fonction de cette disponibilité. Le contrat devient un accord souple, négocié en continu.
IA, marketplaces et désintégration du poste unique
Trois facteurs accélèrent cette bascule :
- L’intelligence artificielle, qui permet d’automatiser une partie croissante des tâches autrefois associées à des “postes”.
- Les marketplaces de services, qui facilitent l’accès à des ressources ponctuelles, à l’échelle mondiale.
- La culture du side hustle, chez les jeunes générations en quête d’autonomie et de diversification.
L’entreprise devient un nœud de coordination plus qu’un lieu de travail. Le Chief Task Officer pourrait bientôt remplacer le Chief Operating Officer.
Vers la fin du salariat standard ?
Cette transformation remet en question plusieurs piliers du droit du travail :
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- Qu’est-ce qu’un employé quand il ne travaille que 60 % de son temps pour un employeur ?
- Comment garantir les droits sociaux (santé, retraite, chômage) dans un modèle morcelé ?
- Comment organiser la formation continue quand les carrières deviennent non linéaires ?
À moyen terme, la tension portera sur l’articulation entre liberté individuelle et protection collective. Faute de régulation adaptée, le modèle pourrait creuser les inégalités entre “talents liquides” et travailleurs précaires.
Un défi stratégique pour les entreprises
Pour les organisations, l’enjeu est double :
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- Attirer les meilleurs talents, en acceptant de négocier au cas par cas les formats de collaboration.
- Organiser le travail autour des résultats, et non plus des process ou des horaires.
Cela suppose de revoir en profondeur les systèmes RH, les modèles de management et les outils de suivi de la performance. Plus question de “superviser” un salarié sur un poste défini. Il faut piloter des contributions multiples, souvent non synchrones, parfois hybrides homme-machine.
Ce qui est en jeu : la souveraineté professionnelle
Dans ce monde en recomposition, chacun devient une « Company of One », selon le terme de Tabakawala. Un individu capable d’agréger des projets, de négocier sa valeur, de se former en continu, de gérer sa marque et ses flux de revenus.
Ce basculement peut faire peur. Il est surtout porteur de souveraineté retrouvée pour celles et ceux qui sauront s’adapter. Loin d’annoncer la fin du travail, il inaugure une ère nouvelle : celle de la personnalisation extrême, de la fluidité, de l’hybridation permanente.
Ce n’est plus l’emploi qui fait l’individu. C’est l’individu qui compose, à la carte, sa trajectoire professionnelle.