La Silicon Valley est-elle en passe de devenir la capitale de la culture?
Par Henri Verdier, directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’Etat
En quelques années, l’économie numérique a établi son hégémonie sur les industries culturelles. Netflix représente désormais plus de 90 % de la consommation de video on demand aux Etats-Unis, 63 % du temps passé par les 2,3 millions de Français abonnés aux offres légales, et tâte désormais avec succès à la production. Amazon écrase la vente de livres. L’audience de la presse vient massivement de Google et Facebook (et un peu Apple désormais) et est déterminé par des algorithmes bien précis. Huit des dix personnalités préférées des jeunes Américains sont des youtubeurs. Apple truste le marché de la musique en ligne (un peu contré quand même par le streaming mais avec d’intéressantes tentatives de riposte). On pourrait continuer à l’infini, sans surprendre en rien les lecteurs de ce blog.
Ce qui est inquiétant, bien sûr, c’est que cette hégémonie industrielle, en matière de culture, finit fatalement par établir une hégémonie culturelle. Il n’est qu’à regarder les conséquences de la domination d’Hollywood sur l’industrie du cinéma.
On a beaucoup essayé les réponses techniques, fiscales ou protectionnistes à ces questions. Ce qui me frappe, c’est la difficulté à faire émerger une réponse culturelle à ce défi culturel. Après tout, si les Barbares ont bel et bien fini par faire tomber l’empire romain, Rome en revanche n’a pas réussi à détruire la culture grecque. Et la culture chinoise a plutôt fini par dominer les descendants de Kubilai Khan.
Cela fait plus de 20 ans que je travaille autour de l’innovation numérique, le plus souvent dans ce que l’on appelle les « industries culturelles ». Ce qui m’a toujours frappé, c’est la proximité entre les deux mondes (créativité, audace, insolence, curiosité, capacité à faire… toutes ces valeurs sont également partagées par les artistes et les innovateurs numériques) et l’opposition frontale des deux secteurs. Nous n’en sommes plus tout à fait aux temps héroïques où Internet était perçu avant tout comme une menace pour la culture, mais nous sommes encore bien loin d’avoir réussi l’union de tous les créateurs au service d’un authrntique projet de civilisation…
Quatre pistes de travail au service de cette union qui est désormais urgente, indispensable, mais surtout qui est possible et que nous devons avons donc le devoir de bâtir.
1- Le numérique est devenu l’infrastructure de base de notre civilisation.
Les plateformes et les données numériques deviennent aussi indispensables à l’activité humaine que le les transports et l’énergie. Cette « infrastructure » d’un nouveau genre est une infrastructure cognitive, travaillée par les algorithmes et bientôt les intelligences artificielles, travaillée également par le modèle économique de l’audience, de la publicité ciblée et donc du recueil de données personnelles.
Cette domination dépasse aujourd’hui la question du monopole (bien réel) des GAFA. L’épisode des « fake news » et des « réalités alternatives » l’a prouvé : il va falloir apprendre à créer et à agir dans un univers social qui ne se structure plus comme nous en avions l’habitude. C’est une civilisation qu’il faut désormais rebâtir.
En vérité, il en va toujours ainsi. Quand une forme du travail exerce son hégémonie, elle finit par contaminer l’ensemble de la société, des rapports humaines, et insensiblement les imaginaires, les valeurs, l’esthétique, etc.
Le défi n’est donc pas de continuer à diffuser notre culture dans ce nouveau contexte économique, comme semblent le penser la plupart des industriels. Le défi est de faire advenir la culture de ces temps-ci. Les peintres, les auteurs, les musiciens, ont accompagné les tourbillons de la Révolution, de l’Empire, de la Révolution industrielle, des deux Guerres mondiales, des Trente glorieuses ou de la mondialisation récente. Ils ont sû anticiper, critiquer, défier, combattre, soutenir, donner sens, forme et corps aux civilisations naissantes. Transformer les moments en époques. Que l’on pense au rôle de Hugo, Apollinaire, Péguy, Bloy, Monet, Renoir, Degas dans l’avènement du monde dans lequel nous avons vécu…
Saurons-nous faire naître aujourd’hui la culture de notre temps, interrogeant et défiant ce nouveau monde, le critiquant, l’enrichissant, le rendant plus humain, plus transcendant et plus dense?
Pour relever ce défi, il faut, certes, assurer la pérennité, et une forme d’indépendance de nos industries culturelles. Mais ce n’est qu’une partie du problème, et peut-être la plus facile. Il faudra aussi que notre culture s’empare de cette révolution numérique, accepte de nouvelles hybridations avec la technologie, fasse entrer des arts naissants venant du jeu vidéo, du biohacking ou autres, reconnaisse de nouvelles pratiques, de nouvelles aspirations… Il est temps de proclamer l’union de tous les créateurs et de favoriser l’alliance des artistes et des créateurs du numérique pour dessiner le monde dans lequel nous voulons habiter.
2- Et dans cette nouvelle alliance, c’est peut-être à nouveau la Californie qui nous montre le chemin.
Comme en France, les deux secteurs se sont longtemps affrontés. On ne parle pas là bas de nos aimables controverses françaises autour d’Hadopi. On parle de la bataille entre San Francisco et Hollywood. On parle de projets de loi qui ont tétanisé Internet et qui avaient noms SOPA, PIPA, ACTA.
On parle de deux mégalopoles qui sont devenues les principauxfinanceurs des campagnes présidentielles US qu’elles financent à centaines de millions. Du combat de deux Goliaths.
Or, toujours dans cette frange bien particulière de la culture qu’est l’entertainment, en quelques années, le climat a visiblement changé. Les talent agents d’Hollywood « signent » les youtubeurs, développement eux-mêmes les stratégies Facebook pour leurs artistes. Dans le sillage de Buzzfeed, des entreprises de divertissement appliquent le big data au travail sur leurs audiences, Netflix devient producteur et utilise les données pour cadrer scénarios et castings. Avec aplomb, convaincus que leur véritable métier est affaire de talent et d’émotion, et qu’ils y seront imbattables, les pontes d’Hollywood retournent les armes du numérique contre les industries numériques qui comptaient rafler la mise. Et ils réussissent.
3- Ils réussissent en misant sur le talent, sur la créativité.
Car la révolution numérique, ce n’est pas seulement des plateformes dominantes qui standardisent la consommation culturelle. C’est initialement un projet politique inverse, visant l’émancipation du plus grand nombre grâce à l’informatique individuelle et aux réseaux. La révolution numérique, c’est aussi un accès inouï à la culture pour le plus grand nombre. Le guerrier masaï du Kenya a aujourd’hui, sur son téléphone, plus d’informations que n’en avait Bill Clinton à la Maison Blanche. Wikipedia existe aujourd’hui dans 250 langues dont beaucoup n’avaient jamais connu d’encyclopédie. Musique et cinéma abondent sur les réseaux, qui inventent de nouvelles formes d’expression et d’intervention. Le moindre adolescent un peu passionné se crée un laboratoire d’enregistrement et de postproduction meilleur que celui des Beatles à Abbey Road. Et que penser de tous ces blogueurs qui ont fleuri à la fin des années 90 défiant les médias traditionnels?
Saisir et partager ce potentiel de créativité, donner au plus grand nombre l’espace, le temps et la chance d’exprimer sa capacité à créer, de partager ses découvertes, d’encourager qui il le souhaite, c’est un chemin qu’il nous faut emprunter. Cela commence à l’école. Cela se poursuit par une réflexion sur la place des pratiques amateur. Cela se prolonge aussi, peut-être, par une nouvelle réflexion sur le partage, le téléchargement, le mashup…
C’est sans doute une voie indispensable pour préserver notre espace de création. En matière de culture, c’est la création qui entraînetout le reste… C’est Foucault, ou Lacan, ou Deleuze qui ont poussé les étudiants de Stanford ou de Berkeley à apprendre notre langue. C’est aussi une voie indispensable pour défendre l’une des ambitions centrales de la culture: éveiller l’humanité, décaper son regard, affranchir l’homme de ses servitudes matérielles et sociales, le raccorder à quelque chose de plus haut.
La capitale mondiale de la culture ne sera pas celle qui hébergera les plus gros datacenters, ce sera celle qui abritera les créateurs les plus audacieux.
4- Or, dans la bataille qui commence, la culture a des armes qui pourraient servir à l’ensemble des industries menacées par les géants du numérique.
Nous entrons dans un monde qui connaît de nouveaux périls. Etl’hégémonie des grandes plateformes en fait partie. Il devient difficile, de nos jours, de créer quoi que ce soit sans y recourir d’une manière ou d’une autre, et sans, dans le même mouvement, renforcer leur puissance.
Il suffit de regarder les applications de nos smartphones (qui utilisent presque toutes GoogleMaps, PayPal, etc.), pour s’en convaincre. Le créateur d’aujourd’hui, artiste ou industriel, se retrouve à cultiver la terre d’un autre, une terre dont il peut être expulsé à tout moment.
Symétriquement, il devient difficile d’utiliser l’une de ces ressources appuyées sur les plateformes sans donner, en retour, un peu de valeur à ces plateformes, des données, des métadonnées par exemple. Nous sommes donc des métayers qui versons nos redevances aux propriétaires.
Cette puissance des plateformes – tout comme la difficulté à les taxer – vient largement de ce qu’ils rompent avec les chaînes de valeur traditionnelles de l’industrie, pour imposer de nombreux nouveaux modèles économiques extrêmement sophistiqués, renforcés par leur capacité leur capacité à observer leurs usagers et à nouer de nouvelles alliances avec la multitude.
Pour y répondre, il faudra mobiliser des concepts nouveaux: les communs numériques, une subtile diversification des « droits d’usage » (qui, pour les informaticiens, s’appellent le « design d’API » par exemple).
Or, nombre de ces « concepts nouveaux » sont en fait des concepts bien anciens, qu’il nous suffit de réactualiser. Depuis que l’Occident, au XVIIIe Siècle, a reconcé à distinguer l’us, l’usus et l’abusus et a choisi de simplifier à outrance le concept de propriété, le monde de la culture est le seul qui a conservé le sens de la diversité des situations et des usages, qui a construit un droit moral, qui a distingué droit de propriété, droit de reproduction, droit de diffusion, droit de modification, droit d’exploitation commerciale, et qui a appris à les conjuguer. J’en ai la conviction, c’est lui qui peut aujourd’hui nous fournir les outils indispensables pour réguler l’économie numérique, bien au delà des industries culturelles. Le problème? Une attitude générale frileuse, arc-boutée, défiante. Pourquoi par exemple les représentants des industries et des administrations culturelles ont-il craint à ce point, pendant les débats sur la loi République numérique, la proposition de créer un droit positif du producteur de communs? Ils avaient tout à y gagner.
Cette alliance confiante d’un pays qui sait ce qu’il a à dire, à apporter au monde, qui sait qu’il maîtrise assez son socle technologique pour garder la maîtrise de son destin, qui sait nouer des alliances inédites avec ses artistes, avec les grands Communs contributifs du monde, avec les communautés du logiciel libre… Cette alliance est encore possible. Et indispensable pour qui souhaite pouvoir continuer à nourrir la conversation mondiale de sa propre création culturelle.
L’expert :
Henri Verdier est le directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’Etat.
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La question devrait plutôt être sur la concentration de la culture occidentales autour de quelques acteurs privés. La même situation est apparue en Asie, avec la présence de la culture coréenne (musique, série, film) dans toute l’Asie orientale, concentrée autour de quelques studios très influents.