La vérité est ailleurs, oui mais alors qui décide?
Par Benoît Raphaël, co-fondateur de Trendsboard et du média robot Flint
Comme toi, j’ai lu des tas de trucs sur la menace qu’Internet et les réseaux sociaux feraient planer sur la vérité et sur la démocratie. Mais qu’en est-il vraiment? Je veux dire, qui a les chiffres? Je te propose qu’on vérifie ensemble. Tu n’es pas au bout de tes surprises…
Tiens, pour commencer, ce petit test culture. Sais-tu qui a dit ça?
« Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. »
C’est d’Albert Camus. Écrit en 1947. Le roman s’appelle « La Peste ». Il pose cette question fondamentale: peut-on tout s’autoriser au nom d’une bonne intention? Faut-il plus d’ordre pour protéger la liberté, donc plus de verticalité, ou au contraire parier sur l’intelligence de chacun? Oui mais alors si tous les autres sont « cons », mais pas nous?
Aujourd’hui je voudrais t’inviter à sacrifier quelques minutes précieuses de ton temps pour jouer ensemble à un petit jeu. Et de voir où ça nous mène. Tu ne devrais pas être déçu.
Commençons par ça: Facebook est-il un danger pour la démocratie?
Spontanément, tu vas me répondre « oui ». Moi aussi. Donc nous sommes d’accord tous les deux. Nous partons de la même peur. Le petit jeu c’est de voir si après avoir lu cette newsletter tu penseras toujours la même chose.
Comme toi, j’ai lu des tas de trucs sur la menace des réseaux sociaux sur la vérité, sur la démocratie. Il y a deux semaines, dans une précédente newsletter de Flint Dimanche, je t’ai proposé d’écouter la conférence de Sacha Baron Cohen. Il dit en synthèse qu’Internet c’était sympa, mais que ça a surtout profité aux cons.
« Les études montrent que les mensonges se répandent plus vite que la vérité. »
Autrement dit: Facebook, Google et consorts sont un danger pour la démocratie. Leurs algorithmes sont défaillants. Ils amplifient délibérément le type de contenu qui maintient l’engagement des utilisateurs –des histoires qui font appel à nos instincts les plus bas et qui déclenchent l’indignation et la peur.
Tu es d’accord avec lui? Ok. Donc les réseaux sociaux, tu les subis, mais tu penses qu’ils sont dangereux?
Mais le sont-ils pour toi ou pour les autres? Et qui seraient ces autres, plus vulnérables que toi? Et que faudrait-il faire? Et s’il fallait faire quelque chose, qui devrait le faire?
Avant de réfléchir à ce qu’il faudrait faire, je te propose de t’interroger sur la réalité. Comment pouvons -nous améliorer les choses si nous ne disposons pas des bonnes informations?
J’ai justement essayé de tirer juste ce ce fil là. Même si ça me faisait un peu mal. Parce que, au fur et à mesure que je creusais ce sujet que je croyais très bien connaître (et j’ai beaucoup écrit et travaillé sur les dérives des réseaux sociaux), je réalisais que j’avais, en fait, raconté beaucoup de bêtises. Sans avoir complètement tort sur le fond. Mais le diable est dans les détails.
Donc cela fait plusieurs mois que l’on accuse les réseaux sociaux d’être dangereux. Tu es d’accord. Moi aussi.
Par exemple, tu t’es peut-être d’abord dit, comme moi, et comme la plupart des médias, que Donald Trump a vraisemblablement été élu parce que c’est le bordel. Et puis après tu t’es peut-être dit que c’était la faute de Facebook. Que Trump l’avait emporté en hackant le système : c’est à dire en envoyant à des électeurs indécis, des fausses informations personnalisées grâce à l’outil de ciblage publicitaire de Facebook.
Tu as peut être aussi découvert avec stupeur qu’il l’avait fait en exploitant les millions de données personnelles récupérées en douce par une agence marketing: Cambridge Analytica. Qui a donné son nom à « l’affaire Cambridge Analytica ».
Révélée par le Guardian, cette incroyable histoire nous alerte sur le piratage et l’exploitation plus ou moins illégale de nos données personnelles pour faire basculer nos démocraties. Comment? Avec les mêmes méthodes marketing utilisées depuis des années par les nouveaux marchands de la «startup nation»: la publicité ciblée. Sauf qu’au lieu de faire acheter à des millions de gens des objets inutiles à 2€ sur Wish, ici on fait élire un président d’extrême droite.
Ok, cette histoire est vraiment flippante. Elle est donc terriblement séduisante. Mais est-elle vraie?
N’oublie pas que l’objectif ici est de savoir enfin si, oui ou non, les réseaux sociaux sont un danger pour la démocratie et ce que nous devrions faire nous en protéger.
Pour répondre à cette question, je me suis tapé comme d’habitude plein d’articles (une vingtaine) et d’études scientifiques (deux), et j’ai dû payer trois abonnements à des journaux américains (a plupart des articles intéressants étant réservés aux abonnés payants, j’évalue le coût pour le citoyen lambda de vérification de cette info à pas loin de 40 dollars). En fait il me fallait répondre à quatre questions préalables. Comme tu vas le découvrir, je n’étais pas au bout de mes surprises…
1) Donald Trump a-t-il utilisé les données de profilage de la société Cambridge Analytica pour gagner les élections?
Réponse : pas sûr du tout.
👉Tu peux lire ici l’enquête du Guardian qui l’affirme [8mn]
👉Et ici l’article du Monde qui s’interroge sur l’impact réel de ces données dans la campagne [4mn]
2) Oui parce qu’en fait, la vraie question c’était: si toi aussi tu pouvait utiliser en douce les données personnelles de plusieurs millions d’Américains pour cibler tes messages, est-ce que ça te rendrait plus efficace que tes concurrents?
Réponse : mmh…
Au passage, cet emballement autour de l’affaire Cambridge Analytica est à l’image de tout le bullshit qui entoure le « big data » et l’intelligence artificielle dans le joyeux monde des agences marketing. Quiconque a déjà manipulé ce fameux « big data » (c’est à dire de gros volume de données) pour prédire le comportement des gens sait que les résultats sont souvent approximatifs. Ils peuvent sensiblement améliorer un taux de clic sur un contenu ou un produit, mais pas nécessairement entrainer une adhésion sur la durée, et encore moins influer directement sur un acte aussi intime que le vote.
Si tu t’intéresses à la question, je te conseille cette analyse d’un data scientist qui décortique assez méthodiquement l’outil de Cambridge Analytica et conclue que les accusés comme les accusateurs (qui ont tous remonté des boîtes de marketing après) ont tout fait pour laisser croire à quel point leur horrible outil était diaboliquement… efficace. Business is business.
👉Lire le billet de ton nouvel ami data-scientist, Rahul Rathi [17mn]
Sinon, un article du New York Books résume assez bien la situation:
« Apparemment, Cambridge Analytica avait déployé ses techniques de ciblage psychologique pendant les primaires républicaines au nom de Ted Cruz, mais l’échec de Cruz à obtenir la nomination a été cité comme preuve que les modèles de Cambridge Analytica étaient inefficaces et que la société ne comprenait pas la politique américaine. »
Voilà.
3) Mais alors, si ces données étaient inefficaces, Trump a-t-il été aidé par Facebook dans sa campagne? Genre, hum, directement aidé par des commerciaux de Facebook?
Réponse : Il semblerait que oui.
Il faut comprendre que le budget dépensé sur Facebook dans le cadre des élections de 2016 était de 1,3 milliards de dollars. Ça fait beaucoup d’argent. C’est peut-être la raison pour laquelle Mark Zuckerberg refuse encore d’appliquer ses règles interdisant les publicités qui propageraient des fake news aux publicités politiques…
Le Wall Street Journal a publié en novembre dernier le témoignage d’un ancien commercial de Facebook repenti qui raconte comment il a aidé l’équipe de Trump a maximiser le ciblage publicitaire de ses messages.
A un moment, James Barnes sort cette phrase magique:
« Trump, pour nous, c’était une sorte de MVP. »
Traduire par: Minimum Viable Product.
En français, un « MVP » (prononcer « AimeViPi ») est un produit brut, développé super vite, qui te permet juste de démontrer que “ça marche”, avant d’en autoriser le développement.
“MVP” ça veut aussi dire “Most Valuable Player”, dans le jargon de la NBA (basket américain), c’est à dire le meilleur joueur d’une saison.
Dans une frénésie digne de Candy Crush, James Barnes s’est investi à fond pour obtenir les meilleurs résultats sur son “MVP Trump”, et accumuler des masses de données pour améliorer “le produit”. C’était une occasion super intéressante de démontrer et de tester la puissance des outils Facebook sur un cas concret et à grande échelle. Et d’un point de vue “MVP”, Trump était beaucoup plus intéressant que l’autre client, Hillary Clinton, dont les messages chiants et compliqués excitaient beaucoup moins les algorithmes de recommandation. Et qui n’avait même pas d’équipe dédiée, elle.
👉Lire l’interview de James Barnes dans le Wall-Street Journal [10mn]
4) Ceci établi, j’en viens à l’ultime question: les personnes exposées aux fausses informations de l’équipe Trump sur Facebook ont-elles été influencées par elles au moment d’aller voter?
Réponse : Mais peut-être pas en fait!
Alors l’étude la plus sérieuse (parmi des dizaines d’enquêtes) est celle publiée par le «National Bureau of Economic Research».
Pourquoi? Tout d’abord c’est un organisme privé américain non lucratif, fondé en 1920, dont la mission est «d’entreprendre et diffuser des recherches économiques impartiales parmi les décideurs publics, les professionnels du monde des affaires et le milieu universitaire». De plus, le NBER a compté parmi ses membres une trentaine de prix Nobel. Donc je me dis qu’on peut leur faire confiance.
Et là j’ai basculé dans une autre dimension.
Que dit cette étude?
1) Tout d’abord ils ont identifié 115 fake news pro-Trump partagées 30 millions de fois. Et 41 issues du camp Clinton (oui oui, elle aussi), mais partagées seulement 7,5 millions de fois.
2) Que 40% des ces fausses informations proviennent de sites étrangers.
3) Plus fascinant encore: elles provenaient en fait d’UN site étranger. “Endingthefed.com”, responsable d’environs quatre sur dix des fausses nouvelles les plus populaires sur Facebook (je dis bien 4 sur 10 !) était dirigé par… un seul type. Un Roumain de 24 ans, visiblement au chômage. Ovidiu Drobota. C’est lui sur la photo. Sympathique non?
Et voici la petite ville où il habite. Au cas où tu aurais un jour envie de visiter ce site désormais historique, d’où sont parties toutes ces fausses informations qui auraient fait vaciller la première puissance mondiale. Elle s’appelle Oradea.
Les motivations d’Ovidiu? D’abord idéologiques: notre jeune roumain voulait juste aider Donald Trump, parce qu’il, hum, l’aimait bien. Moi je crois surtout qu’il s’ennuyait.
Bon, après, sa motivation est devenue beaucoup plus pragmatique: l’audience phénoménale de son faux site d’infos (3 millions de visites mensuelles) pouvait lui rapporter jusqu’à 10 000 dollars par mois, grâce aux pubs de… Google. Tout va bien.
Interviewé par le magazine américain «Inc.» Ovidiu Drobota ferme le jeu, avec cette confidence absolument désarmante, que les historiens auront du mal à caser dans leur « Histoire des Etats-Unis »:
« Je suis désolé d’avoir posté de “fausses” nouvelles. Je les ai enlevées, mais à l’époque, je ne savais pas vraiment qu’elles étaient fausses. »
👉Tu peux lire l’histoire d’Ovidiu le Roumain repenti ici [7mn]
Ça va toi? Tu le sens le vertige du monde moderne?
Alors passons à la vraie question que tu dois sans doute te poser. Quel impact ce jeune étudiant roumain, responsable de 40% des fausses infos les plus partagées pendant la campagne de 2016, a-t-il eu sur le destin des Etats-Unis d’Amérique? Et, plus généralement, quelle a été l’influence des fake news sur les résultats des élections?
En bons scientifiques sérieux, les auteurs de l’étude apportent une réponse nuancée. Ils n’avancent aucune certitude, mais en gros ils disent que, hum, non. Et fournissent quelques chiffres plutôt parlants:
Ils comparent tout d’abord les 170 millions d’impressions de ces fausses infos durant le mois entourant l’élection américaine aux 3 milliards d’impressions des sites traditionnels d’info.
Puis ils comparent ces messages à l’impact calculé par une autre étude, des publicités télévisées, beaucoup plus regardées. Et ils concluent:
« Le fait d’exposer les électeurs à une campagne publicitaire télévisée supplémentaire modifie les parts de vote d’environ 0,02 point de pourcentage. Cela suggère que si un faux article était à peu près aussi convaincant qu’une publicité de campagne télévisée, les fausses nouvelles dans notre base de données auraient changé les parts de vote d’un montant de l’ordre du centième de point de pourcentage. C’est beaucoup plus petit que la marge de victoire de Trump dans les États pivots dont dépendait l’issue. »
Alors, les fake news, c’est seulement pour les autres? Il n’y aurait pas d’impact et personne n’y croirait? On s’en fout? Peut-être qu’en 2016 les outils de ciblages n’étaient pas aussi efficaces qu’ils le seront en 2020? Tu en penses quoi?
Je me demande parfois si l’on ne s’égare pas quand on évoque ces « fausses informations » qui tromperaient « les gens », ces « gens » qui sont toujours les autres. Tu n’as pas remarqué? Personne ne déclare avoir été victime des fake news, mais tout le monde a peur pour les autres.
Ce petit exercice que nous faisons ensemble (depuis 11 semaines avec Flint Dimanche), m’a convaincu d’une chose:
‘Il n’y a pas de citoyen imbécile, il n’y a que des individus isolés. »
Cette phrase lumineuse m’a été inspirée par un long mail de Julien, ingénieur, qui m’a écrit cette semaine. Il partage avec nous cette interview sur France Inter de Dominique Cardon, sociologue spécialiste des algorithmes et des médias, auteur d’une étude sur le sujet:
« Il faut faire attention à ne pas dire ou penser que « les autres » sont crédules. Il y a une sorte de mépris de classe considérable. Nous sommes tous crédules. »
Pour le chercheur, les effets des « fake news » sont faibles, et servent surtout à faire renaître « ce discours selon lequel il y a des menaces et des dangers sur la démocratie parce que les gens ne sont pas à la hauteur. » Pas à la hauteur de la liberté que Facebook leur donne.
Pour que les fausses informations prospèrent, il faut, selon lui, que des médias ou des personnalités suffisamment puissantes les ‘blanchissent’. C’est le cas aux Etats-Unis, avec Fox News et le site extrémiste Breibart, qui sont devenus de vrais catalyseurs de fausses informations. La situation est très différente en France.
Les « infox » sont-elles les dommages collatéraux nécessaires de la liberté? Faut-il les règlementer, et selon quels critères, et qui en serait le juge? Ou faut-il en faire sa résilience et concentrer plutôt nos efforts sur l’éducation à l’esprit critique?
👉Tu peux écouter ici l’interview passionnante de Dominique Cardon [24mn]
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Ce billet est tiré d’une nouvelle newsletter hebdomadaire, « Flint Dimanche », une expérience éditoriale mêlant humains, communauté et intelligence artificielle. Son objectif? Nous aider à mieux nous informer. Pour s’abonner (c’est gratuit), il suffit de s’inscrire à Flint ici.
Il s’inscrit aussi dans le cadre d’un projet de conférence collaborative, lancé cette semaine avec le comédien Cyrille de Lasteyrie sur LinkedIn, les conférences TOD.
L’expert :
Benoît Raphaël est expert en innovation digitale et média, blogueur, entrepreneur et éleveur de robots chez Flint.
Il est à l’origine de nombreux médias à succès sur Internet: Le Post.fr (groupe Le Monde), Le Plus de l’Obs, Le Lab d’Europe 1.
Benoît est également cofondateur de Trendsboard et du média robot Flint.