L’adhésion à la réalité, nouvel enjeu du management?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Qu’ont en commun les échecs de Kodak ou de Nokia, le désengagement des salariés dans les grandes organisations et le succès de l’entrepreneuriat? Beaucoup plus que l’on peut penser a priori. Dans les trois cas, il s’agit d’une question d’adhésion à la réalité.
Kodak et Nokia, parmi tant d’autres, échouent parce qu’ils se retrouvent dans un monde différent de celui qui a fait leur succès. Kodak domine le monde de la photo du film argentique mais est incapable de passer à un monde numérique. Nokia domine le monde de la téléphonie mobile électronique et ne réussit pas à faire la transition vers le logiciel. Le monde change, mais les modèles et les pratiques sur lesquels Kodak et Nokia fonctionnent ne changent pas.
Le désengagement des salariés est un problème majeur dans la plupart des grandes entreprises. C’est un problème que les dirigeants prennent très au sérieux car ils savent que l’engagement est un des principaux facteurs de performance à long terme. Le désengagement est donc une menace très forte. D’où vient-il? Pour beaucoup il est dû à une perte de sens dans un monde qui change trop vite et qui supprime les certitudes qui définissaient nos vies. Or la recherche montre que c’est plutôt la façon dont les salariés sont traités qui suscite le désengagement. C’est une réaction rationnelle face aux décisions insensées. Le monde change, mais les modèles et les pratiques sur lesquels le management de ces organisations repose ne changent pas et le décalage est de moins en moins supportable.
Le succès actuel de l’entrepreneuriat s’explique a contrario. Les salariés quittent les grandes entreprises pour fonder ou rejoindre des startups. Et là l’engagement renaît comme par miracle. Pourquoi? L’impression de contribuer à quelque chose de tangible, la capacité à voir un lien direct entre ce que l’on fait et l’impact que cela a; en bref, un contact plus direct avec la réalité.
Dans les trois exemples, la notion de réalité est la clé: les grandes entreprises échouent lorsqu’elles ont perdu le contact avec la réalité. Leurs dirigeants vivent dans un monde de plans, de chiffres et de visions et n’ont pas rencontré un client depuis des lustres. Leur modèle les isole de la réalité. Les salariés sont désengagés parce que le management auquel ils sont confrontés tous les jours a perdu le sens des réalités: production de slides à la chaîne, reporting et controling, verbiage managérial continuel, situations ubuesques, décisions insensées, etc. Le contraste entre ce que manipule le management et la réalité que vivent les salariés est devenu trop grand et insupportable. Et les entrepreneurs raflent la mise parce qu’ils sont, eux, au contact de cette réalité au quotidien. C’est pour cela qu’ils ont signé. D’un côté un monde qui cherche à tout prix à s’affranchir de la réalité, et qui meurt; de l’autre, un monde qui s’y jette avec alacrité, et qui vit.
Aliénation
Le philosophe Hartmut Rosa apporte un éclairage particulièrement intéressant sur cette question dans son dernier ouvrage Résonance. Il explique que la relation au monde est la combinaison de deux choses: l’attitude au monde et l’expérience du monde. L’attitude au monde est la résultante de nos modèles mentaux. C’est la façon dont nous voyons le monde, la réalité, avec nos hypothèses, nos croyances et nos valeurs. L’expérience du monde concerne la façon dont nous agissons dans le monde, dont nous changeons la réalité. Elle repose sur nos principes d’action. Attitude au monde et expérience au monde sont naturellement étroitement liées.
Lorsque « la corde » qui nous relie au monde se met à vibrer, Rosa parle de résonance. Nous adhérons à la réalité, nous sommes pleinement dans le monde. Lorsqu’elle ne vibre pas, Rosa parle d’aliénation. En philosophie l’aliénation caractérise la dépossession de l’individu au profit d’un autre. L’aliénation apparaît lorsque nous agissons d’une manière qui ne correspond pas à ce que nous considérons être une vie bonne.
Ce terme d’aliénation donne un éclairage intéressant à toutes les situations évoquées au début. Kodak et Nokia sont aliénés au sens où ces deux entreprises vivent au travers d’un modèle qui n’est plus d’actualité. Ils savent que le monde a changé mais sont incapables de vivre en conséquence car prisonniers de leur modèle. Les salariés sont aliénés lorsque la vie qu’ils mènent au travail n’a plus rien à voir avec celle qu’ils vivent à côté et ils ne s’y retrouvent plus. Ils sont amenés à se comporter en contradiction avec ce qu’ils estiment devoir faire. Les entrepreneurs, eux, peuvent sans arrêt ajuster leur comportement à ce qu’ils considèrent juste et bon.
Le futur du management
La notion de relation au monde permet de mieux comprendre le problème du management actuel tel qu’il est conçu et pratiqué dans beaucoup d’entreprises. En terme d’attitude au monde, c’est à dire de modèle mental, il repose sur un modèle où l’homme est extérieur à la nature et cherche, selon le fameux mot de Descartes, à en devenir maître et possesseur. Ce modèle induit nécessairement une distance avec la réalité puisque nous n’en faisons pas partie. En termes d’expérience du monde, il naît à la fin du XIXe siècle pour mettre en œuvre la fabrication de masse permise par la révolution technique et industrielle. La clé consiste à standardiser les comportements d’une masse de salariés généralement peu éduqués. La révolution du travail sera menée par Frederick Taylor et son organisation scientifique du travail (OST) où les tâches sont découpées minutieusement. Les principes sur lesquels repose ce management sont notamment la hiérarchie, la standardisation, le découpage des tâches précisément décrites, la coordination par une masse de cadres moyens.
Or l’environnement a depuis considérablement évolué. L’automatisation, d’abord avec les machines (robots), et de plus en plus avec les données et les symboles (intelligence artificielle) relègue la question de la fabrication de masse au second plan. Le capital est abondant et n’est plus nécessaire pour lancer une chaîne de fabrication: pour chaque produit à fabriquer, il existe plusieurs sous-traitants globaux à disposition. Ce qui détermine désormais l’avantage concurrentiel est la capacité d’innovation, c’est à dire la relation avec la réalité à la fois pour s’y adapter mais aussi pour la transformer. Par ailleurs, les individus sont mieux éduqués et plus autonomes. Ils sont beaucoup moins prêts à accepter de travailler dans des organisations hiérarchiques et autoritaires. C’est ce décalage croissant entre les modèles du management actuel de beaucoup d’organisations et la réalité interne et externe sur laquelle ils sont censés permettre d’agir qui pose problème.
Développer un modèle mental et une relation au monde qui permettent d’être en résonance avec la réalité est donc l’enjeu crucial pour le management du XXIe siècle. Il n’y a là rien de nouveau cependant: historiquement, le management a toujours évolué en réponse aux défis de son environnement. Des situations comme celles de Kodak ou Nokia ainsi que le désengagement actuel n’existent que lorsque le management n’a pas évolué avec son environnement et a cessé d’adhérer à la réalité.
Sur les modèles mentaux, lire Comment le modèle mental s’oppose au changement: la tragédie des colons du Groenland.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.