Le leadership effectual ou les 5 principes de la transformation: 5) jouer le contexte
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Dans un article de la revue Harvard Business Review, je montrais comment les principes entrepreneuriaux de l’effectuation pouvaient être utilisés pour transformer les organisations. L’appropriation de ces principes doit permettre de développer ce que j’appelle le leadership effectual. Ces principes sont au nombre de cinq. Regardons le principe 5: jouer le contexte.
Quand résoudre des problèmes devient contre-productif
Le management moderne est conçu en termes de résolution de problème dans une logique de cause à effet. Il y a problème avec B. Du fait de ma connaissance du métier, de l’organisation interne, des procédures en place et des systèmes informatiques, je sais que si A donc B. Si je trouve la cause A, je la corrige alors mon problème B est résolu.
Dans la vie de l’entreprise, il s’agit d’un enchevêtrement de tâches multiples qui requiert de la coordination. Pour la plupart d’entre nous, un manager existe justement pour coordonner les activités de ses collaborateurs et régler les problèmes qui se posent dans cette coordination. Il fixe les objectifs, alloue les tâches, surveille le déroulement des opérations, évalue les résultats, apporte des correctifs lorsque c’est nécessaire, et tranche les conflits. Dans un monde stable dont les paramètres sont connus, cette approche “directe” ou réductionniste (A entraîne B) est efficace. Des objectifs clairs, des moyens bien identifiés, et une stabilité de l’environnement pendant le déroulement des opérations permettent d’atteindre un niveau de performance élevé.
Cependant, dans une situation incertaine comme celle de la transformation de l’organisation, il devient de plus en plus difficile de gérer directement les situations et de régler les problèmes car il est impossible de “remonter” la ligne de causalité. La cause de B n’est pas juste A, mais aussi D, E et peut-être F et parfois G. H joue également un rôle mais nous ne le savons pas. Et cela évolue dans le temps.
De plus, l’incertitude fait que l’on est confronté à des situations radicalement nouvelles, rendant le savoir obsolète. On constate B, mais on n’a aucune idée de ce qui le cause! Ce qui marchait hier ne marche plus aujourd’hui. Il s’agit dès lors moins de régler des problèmes relativement récurrents que d’imaginer des solutions nouvelles à des situations elles-aussi nouvelles.
Une solution: jouer le contexte
Le 4 mars 1933, Franklin Roosevelt, nouvellement élu Président des Etats-Unis, prononce son discours d’investiture. L’Amérique est en pleine crise et attend que son président la sauve. Elle attend le “A” du “B”, la solution au problème. Les pièges seraient de nier la gravité de la situation ou de se poser en sauveur. Roosevelt évite les deux. Après avoir admis qu’il n’a pas de solution à offrir, il dit: « Nous n’avons à craindre que la crainte elle-même ». Le New Deal est une réponse sans réponse, une approche purement expérimentale: on va essayer des choses pour relancer la machine économique. Certaines échoueront, on en essaiera d’autres. C’est un retournement qui prend à contrepied le besoin de protection. Tout ce qu’il propose, c’est un état d’esprit. Ce qu’il apporte, c’est sa confiance. Il crée un contexte dans lequel des solutions nouvelles à un problème entièrement nouveau pourront être inventées. Il ne sait pas où il va mais part de ce qu’il a (principe numéro 1), il essaiera des choses car de toute façon le pays n’a pas grand-chose à perdre (principe numéro 2), il propose aux américains de trouver tous ensembles des solutions (principe numéro 3), de le faire chemin faisant en tirant parti des surprises (principe numéro 4).
Alors que l’action directe, “causale”, et la résolution de problème fonctionnent bien dans des contextes stables et clairs, agir pour créer un contexte favorable est l’essence même du leadership, et du management en général, dans des situations d’incertitude. Jouer le contexte, et pas la résolution directe, c’est le principe n°5.
Loin d’imposer un changement venu d’en haut où tout est pensé à l’avance au travers d’un raisonnement mécaniste, le « leader effectual » crée un contexte dans lequel les principes sont mis en œuvre quotidiennement. Il se demande : quel contexte permet à ces individus d’être performants? Qu’est ce qui dans ce contexte pose problème? et comment créer le contexte propice à la performance? Il a en mémoire le fameux poème de Charles Baudelaire, l’Albatros, à propos de ces oiseaux dont le vol est majestueux, mais
A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Autrement dit, si l’on veut un albatros performant, il faut le mettre dans le contexte qui lui convient, le ciel.
Il est très difficile d’admettre que le contexte, c’est à dire les modèles mentaux (M&Ms) collectifs, prédomine sur les personnalités individuelles. Pourtant il suffit de regarder des milliers de supporters de football pour s’en convaincre.
Impact sur les M&Ms : Passer de l’enjeu au jeu
Le principe n°5 vous remet dans le jeu. Une des conséquences de l’approche directe du management est en effet la déresponsabilisation. Les managers avec lesquels nous travaillons ont tendance à se mettre hors du jeu, à s’exclure du problème. Ils nous disent: “si seulement vous pouviez convaincre mon chef, tout irait mieux.” Ils développent un sentiment d’impuissance et se posent en victime d’un contexte qu’ils estiment créé par d’autres: leur manager qui est obtus, le PDG qui n’écoute pas, la direction informatique qui n’avance pas, etc. Ils accusent les autres d’être responsables des problèmes qu’ils rencontrent et se réfugient dans une impuissance apprise frustrante mais finalement confortable: ce n’est pas de leur faute… Rien d’étonnant à ce que le désengagement se développe.
Tout l’enjeu est de se remettre “dans le jeu”. Quand vous saisissez la dynamique des M&Ms, vous comprenez que vous percevez, que vous donnez du sens et que vous agissez à partir des M&Ms individuels et collectifs; vous êtes donc toujours dans le jeu. La physique quantique, avec le principe d’incertitude de Heisenberg, nous a d’ailleurs éclairé en 1920 sur la réalité de la situation: elle dépend de son observateur. It’s not “out there”, it’s “in here”: ce n’est pas “là-bas” (les autres) mais “ici” (chez moi, chez nous). La balle revient systématiquement dans votre camp, et c’est à vous de jouer.
Grâce à cette conscience, au lieu d’être victime des M&Ms, vous agissez sur eux. La question n’est plus l’enjeu, c’est à dire savoir comment convaincre le chef de faire quelque chose de différent – peut-être le peut-il, peut-être ne le peut-il pas – mais le jeu, c’est à dire savoir ce que chacun peut faire soi-même, en jonglant avec les M&Ms individuels et collectifs. Il ne s’agit donc pas de laisser faire mais de laisser être: voir ce qui est et faire avec ce qui est (principe n°1). Appréhender et danser avec les M&Ms en partant de ce qui est n’est pas du fatalisme mais au contraire du pragmatisme; c’est le seul moyen d’œuvrer et donc de transformer l’organisation en commençant par soi même.
Libérer l’entreprise? Pas besoin d’aller aussi loin!
Le principe n°5 apporte une solution élégante et facile à un problème devenu majeur pour les organisations et dont elles sont de plus en plus conscientes: si l’approche directe et mécaniste du management a fait ses preuves dans un monde taylorien de production de masse, elle ne fonctionne plus dans un monde complexe et incertain où c’est la créativité qui fait la différence.
En réponse à cette difficulté, certains ont pu proposer de supprimer purement et simplement la notion de management, développant la notion d’entreprise libérée. Le management ne marche plus? Supprimons-le! La publicité autour de quelques cas “phare” comme l’entreprise FAVI, a donné corps à cette idée.
L’entreprise libérée est une piste intéressante, mais radicale. Elle est difficile à mettre en oeuvre et porteuse de risque car déstabilisante pour l’organisation. Nul doute que certaines organisations réussiront dans cette voie. Cependant, il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin et de prendre autant de risques pour se réinventer. Il suffit de repenser son approche du management en pariant sur les hommes et en passant de la résolution de problème à la création d’un contexte. C’est ce à quoi vous invite le principe n°5.
Exemple: Des managers sont insatisfaits depuis des années des KPI (indicateurs) utilisés pour mesurer leur performance commerciale. La situation est arrivée à un blocage. Le PDG, conscient de l’importance de l’empowerment (subsidiarité), décide de jouer cette carte sincèrement et les laisser redéfinir ces KPI eux-mêmes. Rien ne se passe. Le PDG est déçu: les managers se plaignent de leur manque de pouvoir et pourtant ils ne saisissent pas l’occasion qu’il leur offre! Il conclut que l’empowerment ne marche pas, qu’il faut tout faire soi-même. En fait, les managers sont incapables de s’organiser pour travailler sur les KPI. C’est une tâche complexe, qui nécessite une expertise et la collaboration de plusieurs domaines; leur agenda ne leur permet pas de dégager du temps pour cela car ils sont surchargés de travail. Ils ont l’impression que le PDG cherche seulement à leur en ajouter. Ils estiment que c’est à lui de porter la cohérence de l’ensemble alors qu’eux n’ont qu’une partie de l’équation. Ceci alors qu’en incertitude, plus personne n’a la totalité de l’équation! Chacun n’en a qu’un bout!
Ce qui est demandé va à l’encontre des M&Ms collectifs (“c’est au PDG de porter la cohérence de l’ensemble” et/ou “C’est le travail du PDG. Nous demander cela est un manquement à ses responsabilités”). Le contexte ne permet pas à la subsidiarité de fonctionner. Sans le contexte adéquat, et l’explicitation des M&M collectifs pour permettre leur discussion, l’empowerment n’est qu’un mot.
Une réponse à la “psychologisation” des organisations
Avec le principe n°5, on cesse de faire systématiquement pointer les dysfonctionnements sur des individus. Dans l’exemple du problème B, si A donc B, en général A est un individu. Dès qu’un problème survient, le réflexe est de se demander qui est le responsable? Un manager n’est pas performant? C’est de sa faute! Les conceptions modernes du leadership reposent sur une individualisation à outrance, ce n’est pas le moindre de leurs paradoxes, en faisant tout reposer sur un être supposé surhumain qui devrait être à la fois visionnaire et empathique, déterminé et collaboratif, ou encore efficace et créatif, et qui aurait réponse à tout. Toutes les questions sont envisagées sous l’angle individuel, et d’ailleurs les évaluations de fin d’année sont toujours menées de manière individuelle alors qu’on sait depuis longtemps que la performance est le produit d’un collectif.
De nombreuses recherches en psychologie ont démontré que ce n’est pas le fruit qui est pourri mais que c’est plutôt le sac c’est à dire les M&Ms collectifs (expérience d’emprisonnement à Stanford).
Avec le principe n°5, au contraire, on interroge le contexte (le sac) qui engendre la non-performance. On ne rend pas l’individu victime de son contexte, ce qui serait un autre extrême, mais on le remet dans son contexte comme acteur.
Ce principe permet de sortir de problèmes inextricables et à répétition
Les entreprises sont engluées dans des problèmes à répétition qui semblent inextricables. Ainsi, un sociologue nous confiait récemment qu’il venait d’être sollicité par un PDG qui souhaitait résoudre la problématique des silos dans son organisation; c’était le sujet d’une des premières missions de ce sociologue en 1970…
A un niveau opérationnel, cette répétition peut se traduire par exemple dans le cas d’un poste où les recrutements s’enchaînent et les échecs se succèdent. Pourtant “tout” a été fait: revoir la fiche poste, solliciter un grand cabinet de chasse, recalibrer le profil…
A un niveau plus institutionnel, cela peut être le cas des résultats des enquêtes d’engagement : année après années, les plans d’actions se succèdent et il y a toujours les mêmes verbatims sur les problèmes d’autonomie, de bureaucratie, de soucis informatiques…
Cela peut être sur le sujet “diversité et inclusion” : de multiples actions ont été entreprises, co-développement, mentoring, tutoring, conférences… et le chiffre de femmes à des postes de direction ne décolle pas.
Cela peut être sur le nombre de burn-out : malgré des actions de sensibilisation, la collaboration avec la médecine du travail, la formation des managers, le nombre de burn-out ne diminue pas, voire s’accentue.
En refusant de considérer le contexte dans lequel ces problèmes naissent et persistent, nous ajoutons du bois pour éteindre le feu et nous nous étonnons que le feu continue de brûler.
Si dans chacune de ces situations, nous nous posons la question du contexte, a minima, nous arrêterons d’ajouter du bois. Au lieu d’expliquer, observer les situations avec attention et voir ce qu’y s’y trouve, notamment de coriaces M&Ms. Là où tout est bloqué, l’application de ce principe fait sauter les verrous.
Ce principe permet de retrouver un pouvoir d’influence
Grâce à ce principe, vous retrouverez la capacité d’agir sur votre environnement. En s’intéressant aux facteurs porteurs de la situation, au potentiel de la situation, vous trouvez un champ pour pouvoir agir réellement. Vous sortez ainsi de ce sentiment désagréable de courir très vite et de rester sur place. Vous n’êtes pas preneur mais créateur de votre environnement.
Dans l’exemple du KPI ci-dessus, le PDG avait le sentiment d’avoir sincèrement donné leur chance aux managers. Il leur reprochait de ne pas l’avoir saisie. Inversement, les managers reprochaient au PDG de les avoir mis devant une tâche impossible ou injustifiée. Tous avaient un sentiment amer d’impuissance. Chacun se mettait en dehors du jeu, comme s’il n’avait aucune part dans ce qui se déroulait. En vertu du principe n°5, le PDG aurait pu s’asseoir avec ses managers (principe n°3) et réfléchir avec eux à comment créer ensemble le contexte qui leur permettrait, compte tenu de leurs contraintes, de définir des KPI qui à la fois respecteraient leur travail et permettrait à l’entreprise de mesurer sa performance de manière adéquate.
Les recherches en psychologie et en économie ont montré que le premier besoin de l’être humain est d’avoir le sentiment de progresser, d’avoir un degré de contrôle sur son environnement, de son contexte et de s’épanouir par ce qu’il fait, quelle que soit la modestie de ce qu’il fait. Le succès actuel des cuisiniers est une belle illustration de cette impérieuse nécessité. Quel satisfaction de partir d’un environnement fait de farine, d’œufs, de beurre, de chocolat et d’arriver à un délicieux gâteau.
Le principe n°5 permet de répondre à ce besoin dans l’organisation. Vous retrouverez ainsi un sentiment de vitalité, non pas en développant des sessions de wellness (bien-être), qui visent le symptôme et non la cause, mais en agissant là où vous êtes, avec qui vous êtes (principe n°1), avec ceux qui vous entourent (principe n°3), dans la réalité (principe n°4) et le contexte (principe n°5) présents. C’est ce sentiment de vitalité qui recrée l’engagement, facteur premier de performance.
Ce principe VOUS permet de soulager vos efforts
Les managers sont épuisés; ils dépensent des efforts colossaux pour gérer la tension entre l’activité historique de leur entreprise et les innovations à mener pour développer son avenir. Ils se trouvent dans de multiples injonctions paradoxales : innovez mais continuez à bien contrôler toute votre activité, soyez créatif mais continuez à ne pas échouer, développez l’autonomie dans votre équipe mais respectez bien toutes les procédures en place, plus de simplicité mais remplissez bien tous les reportings…
En tant que manager, vous vous échinez à répondre à toutes ces demandes et petit à petit vous perdez votre énergie. Alors vous essayez encore plus fort…
En appliquant le principe n°5, vous pouvez passer de “je fais” à “ça se fait”. Au lieu de vous épuiser à trouver des solutions, vous passez plus de temps à poser l’équation. Vous développez votre attention à ce qui se fait et vous agissez à partir de là. Progressivement, au lieu de courir sur place, vous marchez et alors vous avancez.
Vers une nouvelle logique: La simplicité
En général, face à un problème, nous en cherchons la cause pour le “traiter”, le résoudre. Cela semble logique mais, dans un monde d’incertitude, ça ne marche pas. C’est donc la logique même qui est à revoir.
Le problème étant “nouveau”, il s’agit surtout d’accepter la complexité de la situation, de “plonger” dedans et de jouer le contexte. En agissant ainsi, on recontacte la simplicité et le naturel.
Chacun est toujours observateur actif de la situation, il ne peut pas s’en extraire; il est toujours “dedans”. Avec cette conscience d’être dedans, on perd donc une tranquillité illusoire (“rien n’est de ma faute”) pour gagner un pouvoir d’action réel.
A un niveau organisationnel, la majorité des pratiques managériales découle d’une logique liant cause et effet: les organigrammes, la répartition des objectifs, les budgets, les fiches de poste (jobs descriptions)… Elles donnent l’impression de maîtriser et de contrôler mais dans un monde d’incertitude, elles “coupent” l’organisation de la réalité qui est infiniment plus complexe. Dans ce monde, la plupart des situations ne peuvent plus être découpées artificiellement en sous-problématiques indépendantes.
Il s’agit donc non pas de penser le monde mais de se penser au monde. Pour ce faire, il est nécessaire de se méfier des pièges de l’expertise et de l’objectivité. Il faut au contraire développer son attention aux M&Ms et les élargir pour jouer avec. C’est ce que permettent les 5 principes d’action du leader effectual.
Article écrit avec Béatrice Rousset.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.
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