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Le plan semi-conducteurs européen tient-il la route?

Par Olivier Ezratty, expert FrenchWeb

En décembre 2020, l’Union Européenne annonçait une grande initiative visant à rendre un peu de souveraineté technologique à l’Union en matière de fabrication de composants électroniques.

Cette « European initiative on processors and semiconductor technologies » était signée par les états membres, la France étant représentée par sa ministre déléguée à l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Le plan n’est pas vraiment détaillé et fait état d’un budget de 145 milliards d’euros d’investissements étalé sur trois ans et un objectif d’augmenter de 10% à 20% la part mondiale de la production de semi-conducteurs réalisée en Europe. La déclaration de huit pages n’est pas très détaillée.

Elle fait notamment état de la préparation d’un Flagship Européen dans la lignée du Quantum Flagship. Elle positionne le continent sur la conception et, éventuellement, la fabrication de prochaines générations de processeurs basse consommation pour la connectivité, les véhicules autonomes, l’aérospatial, la santé, l’agriculture, l’IA, les data-centers, la photonique et le calcul quantique. Bref, un peu tout. Le plan s’inscrit dans la lignée de plans déjà lancés comme l’EuroHPC (supercalculateurs), l’European Processor Initiative (microprocesseurs, intégré dans le plan EuroHPC) et l’IPCEI (Important Projects of Common European Interest) sur la microélectronique. Le budget annoncé de 145 milliards d’euros comprend des financements de l’Union, des États membres et du secteur privé, en grande partie hypothétiques.

Ce projet était confirmé dans l’annonce du 2030 Digital Compass du 9 mars 2021 qui couvre aussi les besoins d’autonomie de l’Union en matière de cloud, de stockage distribué de données et de 5G/6G. Au passage était annoncée l’ambition de concevoir le “premier” ordinateur quantique en 2025, la notion n’étant pas très précise autrement qu’il apporterait une “accélération quantique”. On suppose qu’il s’agit de dépasser la puissance de supercalculateurs sur des cas d’usage concrets.

Ceci étant dit, est-ce que ce plan européen tient la route ou est-ce un canard sans tête ? Avant de porter un jugement, il est bon de se pencher sur les données quantitatives et qualitatives du sujet et voir sur quoi le plan peut s’appuyer comme existant autant dans la recherche que dans l’industrie. Nous comparerons aussi ce plan avec leurs équivalents américains et chinois.

Le marché mondial des semi-conducteurs

En Europe, l’industrie des semi-conducteurs est fédérée par l’ECCA (European Electronic Component Manufacturers Association) qui regroupe l’EPCIA (European Passive Component Industry Association) et l’ESIA (European Semiconductors Industry Association). L’EPCIA comprend notamment des entreprises japonaises et coréennes établies en Europe comme Murata, Nichicon, Panasonic, Samsung et TDK (!). L’ESIA produit des statistiques mondiales du marché des semi-conducteurs. On y trouve qu’en 2020, les entreprises européennes réalisaient 36,45 milliards de dollars de chiffre d’affaire représentant 8,4% du marché mondial des semi-conducteurs s’élevant à 433 milliards de dollars, avec une prévision qui baisse à 8,2% en 2021 sur un marché croissant à 469 milliards de dollars.

Dans le site de la SIA (Semiconductor Industry Association), l’équivalent US de l’ESIA, le rapport 2020 State of the US Semiconductor Industry (20 pages) décrit cette répartition du CA par continent et par secteur d’activité des fabricants et concepteurs de semi-conducteurs. On y voit que la part de l’Europe est très inégale selon les marchés : inexistante dans les mémoires, forte dans les composants discrets (qui comprennent les capteurs), moyenne dans les composants analogiques et très faible dans les processeurs. On y apprend aussi, sans grande surprise, que 56% de la capacité de production des entreprises américaines du secteur est située hors des USA.

Du côté de la fabrication de semi-conducteurs, les données 2019 positionnaient TSMC à 54% du marché mondial ($47B en 2020), Samsung à 20%, Global Foundries à 9%, l’autre Taiwanais UMC à 8% ($6B en 2020) suivi du Chinois SMIC à 5% (source). Intel ne figure pas dans ce palmarès car ses usines sont très marginalement mises à disposition de clients tiers. Intel fait partie avec Texas Instruments, Micron, Renesas et quelques autres de la catégories des IDM (Integrated Devices Manufacturers) qui sont intégrés verticalement de la conception à la fabrication des semi-conducteurs. Lorsque l’on intègre toutes les fabs, les parts de marché en valeur étaient en 2020 de 22% pour Taiwan, 21% pour la Corée du Sud, 15% pour le Japon et la Chine, 12% pour les USA et 9% pour l’Europe selon SIA et le BCG.

Si l’on prend le classement des fournisseurs de composants, fabless ou pas, on trouve deux européens dans le top 15 avec le Franco-Italien STMicroelectronics et l’Allemand Infineon. Dans les résultats finaux de 2020, STMicroelectronics est en fait devant Infineon avec respectivement $10,2B et $9,6B de chiffre d’affaires. Le Néerlando-Américain NXP est juste derrière avec $8,6B. Ces trois acteurs consolident 78% des $36,4B de CA réalisés par des entreprises européennes du secteur des semi-conducteurs. En n’oubliant pas qu’ils sont le résultat d’un intense meccano industriel de regroupement d’entités diverses, comme c’est le cas de l’origine de STMicroelectronics ou de NXP qui est issu de Philips.

Les portes-feuilles produits de ces trois champions européens présentent d’importantes zones de recouvrement dans les composants de gestion de puissance, notamment pour l’automobile, des capteurs et des composants pour la sécurité (cartes SIM). STMicroelectronics se différentie en ajoutant des imageurs et des microcontrôleurs et Infineon, avec des mémoires flash et composants radios divers, issus de l’acquisition de l’Américain Cypress en 2019. NXP produit plutôt des composants analogiques et mixtes analogiques/numériques. Ce dernier est une spin-off de Philips lancée en 2006, ayant absorbé Freescale en 2015. Il devait être acquis par l’Américain Qualcomm en 2016, mais cela avait été bloqué en 2018 par les autorités de la concurrence… chinoises ! De son côté, Bosch produit des capteurs avec des usines en Allemagne et concurrence STMicroelectronics.

Le point commun de ces marchés ? Ils sont très fragmentés avec des volumes de vente moindres par référence produit que les mémoires et processeurs fabriqués en Asie (TSMC, Samsung, SK Hynix) et aux USA (Intel) et aussi des prix unitaires par composants relativement faibles. Ainsi, les capteurs ou microcontrôleurs de STMicroelectronics ont des ordres de grandeur de prix situés autour de l’Euro tandis que les processeurs pour mobiles produits par TSMC pour le compte de Qualcomm et autres est situé entre $10 et $25, sans compter celui des processeurs Intel ou de Nvidia qui peut se chiffrer en centaines de dollars.

Un rapport de Roland Berger de février 2021 décrit aussi les capacités de production par géographie et niveau de miniaturisation des transistors. On y voit sans surprise que l’Europe est le continent le plus à la traîne dans le domaine. C’est lié aux effets de masse critique qui ont concentré les fabs de plus haut niveau d’intégration à Taiwan (TSMC) et en Corée (Samsung, SK Hynix). Sachant que les rectangles en gris comprennent les fabs de moins de 20 nm.

Une donnée inquiétante en ressort : l’Europe ne consolide que 4% des capex mondiales du secteur pour 8,4% du CA. C’est plus que problématique ! Partant de ce constant, le rapport de Roland Berger recommande de monter des alliances… avec TSMC ! Et finalement, indirectement se rabat sur le principe du développement de sociétés fabless pour les composants les plus intégrés.

Dans cette autre source, on observe que 42% des achats de semi-conducteurs sont réalisés par une dizaine d’acteurs, Apple en premier. Samsung est le seul du lot à disposer de ses propres fabs, notamment pour des processeurs et mémoires. Si l’on veut devenir leader dans de nouvelles catégories, il faut donc avoir ces clients en tête. La longue traîne des autres clients est probablement déjà bien ciblée par les acteurs européens et c’est d’ailleurs leur faiblesse.

La chaîne de valeur des semi-conducteurs

Ce n’est pas le tout de décrire ces classements à haut niveau des concepteurs et fabricants de composants. Il faut creuser et analyser la chaîne de valeur complète de ce marché.

Dans The Semiconductor Supply Chain: Assessing National Competitiveness, un incroyablement dense rapport du CSET de janvier 2021 (98 pages), j’ai trouvé la réponse avec une cartographie très détaillée de la chaîne de valeur complète des technologies de semi-conducteurs. Elle intègre aussi bien les outils logiciels de conception de circuits (EDA), les matières premières que les machines de production. J’espère qu’un tel rapport a servi ou a été généré pour ce qui concerne l’Europe pour guider sa décision d’investir 145 milliards d’euros dans le secteur de manière avisée ! Le Center for Security and Emerging Technology est un think tank d’intelligence économique rattaché à l’Université de Georgetown à Washington DC et créé en 2019 par Jason Matheny, l’ancien directeur de la IARPA, l’équivalent de la DARPA pour le renseignement qui dépend du Directeur du Renseignement (Director of National Intelligence) coiffant toutes les agences fédérales du renseignement.

Que voit-on dans quelques-unes de leurs « heatmaps » ? Que les USA conservent encore une bonne maîtrise de la chaîne de valeur des semi-conducteurs avec 39% de sa valeur cumulée. Leurs points forts sont les EDA (96% du marché mondial avec notamment Synopsis, Cadence et Mentor), la conception de fonctions de processeurs (Core IP, 52% du marché), les outils de fabrication (44%) et le design de composants (47%, qui correspond aux fabless). Ils sont encore forts dans la fabrication (33%) et les outils d’assemblage et de packaging (ATP, pour 28% du marché mondial, ex-aequo avec Taiwan). Leur fragilité se situe surtout dans l’approvisionnement en wafers qui viennent surtout du Japon. Et l’Europe dans tout cela ? Elle est juste derrière les USA avec le marché du Core IP (42%, chiffre étonnamment élevé, du fait qu’il comprend arm) et bien placée dans les outils de fabs, notamment grâce à ASML. Le rapport fait état d’une dynamique qui consolide dans les années à venir la dominance asiatique dans la fab.

Le poids d’arm dans le poids de l’Europe est à prendre avec des pincettes pour plein de raisons : arm est à l’origine britannique, son acquisition en cours par Nvidia va, si elle est confirmée, la rattacher à l’écosystème étatsuniens et permettre à Nvidia d’imposer encore plus largement ses APIs CUDA que l’on trouve dans ses GPU divers et qui sera ensuite propagée dans les systèmes embarqués utilisant des noyaux arm. Cela explique les velléités aussi bien chinoises qu’européennes de s’intéresser aux noyaux RISC-V qui sont open source, même si… d’origine surtout américaine (Université de Berkeley).

Cette autre heatmap fascinante de détails couvre le positionnement détaillé par technologie de la Chine (à gauche) et des USA (à droite). Il illustre un phénomène que l’on connaît bien avec la fabrication des iPhone : si la fab est réalisée en Chine via des entreprises taiwanaises telles que Foxconn, elle correspond à une petite part de la valeur de ces appareils. Idem ici, où l’on voit que la Chine monte certes en puissance dans la fab et l’assemblage, domine les matières premières, mais est très faible dans les autres éléments de la chaîne de la valeur des semi-conducteurs. Ils sont notamment totalement démunis en logiciels de conception et dépendants des USA. C’est d’ailleurs aussi le cas dans le marché de l’IA et des outils de développement logiciels en général qui sont influencés en premier lieu par les USA. Pour leur part, les USA sont faibles sur la lithographie, les outils d’assemblage et de packaging, sur les wafers et sur les matières premières.

On retrouve la lithographie dans cette heatmap qui confirme la dominance européenne, surtout via ASML (lithographie en UV et EUV) mais aussi via l’Allemagne (aligneurs de masques, lithographie à faisceaux d’électrons), la Suède (lithographie par lasers) et l’Autriche (imprint, technique de nano-impression 3D par masques) mais sur des marchés de bien plus petite taille.

Le marché des outils de production et de tests de composants représentait $63,3B en 2020 et devrait passer à $80,1B en 2024. Les deux leaders de ce marché sont d’un côté l’Américain Applied Materials qui commercialise des machines de production comprenant le dépôt de matériaux sous vide et le packaging et de l’autre, le Hollandais ASML qui est spécialisé dans un seul type de machines, celles qui font de la lithogravure de wafers.

ASML commercialise notamment des machines de gravure à ultra-violet extrême, indispensables pour la production en-dessous de 7 nm. Ils sont monopolistiques sur ce marché qui a représenté une trentaine d’unités en 2020, pour un prix moyen de $143M. ASML a d’ailleurs connu une belle croissance, doublant son CA passant de 6875M€ en 2016 à 14Md€ en 2020. ASML s’approvisionne chez deux acteurs européens, allemands, pour deux technologies clés : Trumpf pour les lasers CO2 et Zeiss pour l’optique. Comme quoi il est possible de créer un leader européen dans les semi-conducteurs, mais plus en amont de la chaîne de valeur. Sachant qu’ASML a été créé en 1984.

Nous avons aussi en France deux spécialistes de machines de production de semi-conducteurs, avec Plassys (dépôt en couches minces) et Riber (épitaxie, ci-dessous). C’est avec des machines de ce dernier que sont produits les générateurs de photons quantiques du C2N utilisés par la startup Quandela. J’avais pu visiter cette salle blanche début mars 2021.

Une autre entreprise européenne de l’amont de la chaîne de valeur est aussi en bonne position, quoi que bien plus petite : SOITEC (un peu moins de $700M de CA annuel), avec ses wafers de silicium contenant une fine couche d’oxyde de silicium isolant permettant de créer des composants consommant moins d’énergie. Ils sont dérivés sous deux formes principales : le FD-SOI pour la logique et le RF-SOI pour les composants « front-end radio » traitant les signaux radiofréquence, comme dans les smartphones où ils sont omniprésents. SOITEC fabrique ses propres wafers, notamment dans ses deux unités de production de Bernin près de Grenoble. Elle vend des licences au Japonais ShinETSU, au Taïwanais GlobalWafers et au Chinois Simgui (plaques de 200 mm en RF-SOI pour l’équipement des smartphones). L’ensemble résulte de recherches réalisées au CEA-Leti ainsi que chez STMicroelectronics.

Autre donnée à avoir en tête, le fait que le coût de conception d’un ASIC de 5 nm serait de l’ordre de 500 millions de dollars, sachant que ce n’est qu’une moyenne (source: IBS, 2018). C’est donc à peu près le budget dont devrait disposer une société fabless pour créer un processeur. C’est en tout cas en ligne avec les 682 millions de dollars qui ont été levés par la startup britannique Graphcore pour sa conception et commercialisation de processeurs de deep learning concurrençant ceux de Nvidia. Par comparaison, le Français Kalray a levé 46 millions de dollars mais il ne vise pas encore le 5 nm.

Les fabs en Europe

Comme on vient de le voir avec l’analyse de la chaîne de valeur complète des semi-conducteurs, les fabs jouent certes un rôle important, mais d’autres éléments de la chaîne tout autant, comme les EDA ou la conception des circuits. Ce sont les forces des pays occidentaux. Mais les politiques de tout bord font une fixette sur la fabrication, comme Arnaud Montebourg dans ce tweet du 11 mars 2021. Il évoque de manière assez naïve « le retour » de fabs de semi-conducteurs qui se seraient échappées du territoire européen. Comme si cela pouvait se décréter en claquant des doigts!

Faut-il rappeler que l’on n’implante pas des usines comme ça ! On développe des business d’entreprises existantes ou on en créé de nouvelles. Dans les deux cas, il faut le faire avec une innovation technologique différentiée, disposer d’un avantage compétitif coût et valeur et surtout cibler de nouveaux marchés en forte croissance. Ce qu’il n’est pas évident de prévoir 5 à 10 ans à l’avance, le risque existant d’arriver de manière contracyclique dans un marché en contraction comme c’est le cas actuellement avec les smartphones, modulo leurs composants 5G qui ont modifié la donne.

Lancer une usine aujourd’hui « from scratch » signifierait comme l’a évoqué Thierry Breton de planifier une densité de 2 nm avec un investissement d’au moins $20B. Mais c’est aussi hasardeux que de vouloir créer un Google à partir de rien (ou de Qwant, ce qui revient à peu près au même).

Où sont donc les fabs de semi-conducteurs en Europe ? On peut les segmenter en quatre catégories :

  • Les petites fabs de prototypage. On en trouve dans de nombreux pays. En France, elles sont regroupées dans le réseau Renatech du CNRS avec sa plus grande salle blanche située au C2N de Palaiseau. Dans cette dernière sont créés des composants semi-conducteurs spécialisés comme en photonique ou en technologies quantiques (polaritons, générateurs de photons uniques). L’Institut Néel de Grenoble dispose aussi d’une petite fab. On en trouve également à Toulouse (LAAS), Lille (IEMN) et Besançon (Femto-ST).
  • Les fabs pilotes industrielles qui sont moins nombreuses avec celle du CEA-Leti à Grenoble, de l’IMEC à Louvain en Belgique et du Fraunhofer à Munich. Aucune de ces fabs ne descend en-dessous de 20 nm en intégration. Elles restent cependant compétitives à l’échelle mondiale pour la mise au point de nouveaux procédés de fabrication. Le CEA-Leti est ainsi à l’origine du SOI qui a mené à la création de SOITEC déjà cité, et aux technologies d’assemblage en 3D de chipsets (CoolCube). Et c’est là, en liaison avec le CNRS qu’est mené le projet de qubits silicium dirigé par Maud Vinet.
  • Les fabs industrielles, les plus importantes étant celles des européens STMicroelectronics à Crolles près de Grenoble et en Italie ainsi que d’Infineon et Bosch en Allemagne. Le Belge X-Fab qui est spécialisé en composants analogiques a des fabs en Allemagne et a récupéré l’usine de Corbeil-Essonne, anciennement Altis et IBM.
  • Les fabs d’entreprises étrangères, souvent via l’acquisition de fabs européennes avec Nexperia (Chine) aux Pays-Bas qui a récupéré en 2016 les capacités de production de NXP qui est donc devenu fabless, Intel et Analog Devices (USA) en Irlande, ON Semiconductor (USA) en Belgique, IXYS (USA) en Allemagne, Wuxi Xichanweixin (Chine) en Italie avec une ancienne fab du Chinois SMIC – LFoundry, et enfin Global Foundries (spin-off de l’Américain AMD en 2008 qui a récupéré l’activité de production de semi-conducteurs d’IBM en 2014) à Dresde en Allemagne.

Il faut y ajouter les laboratoires de conception de composants comme celui qu’Apple veut étendre à Munich en y investissant $1B sur trois ans.

Les fabs d’Intel en Irlande font du 14 nm, celles de Global Foundries du 22 nm tout comme STMicroelectronics qui s’est arrêté au 22 nm. Même en intégrant les fabs étrangères, l’Europe est donc loin de la course à l’intégration qui est dominée par TSMC et Samsung avec des fabs à 5 et 7 nm. C’est la conséquence d’un processus de consolidation du marché démarré il y a près plus de 10 ans, lié, entre autres choses au coût exponentiel des fabs de ces niveaux d’intégration, situé entre $12B et $20B. Mais le coût de la fab cache des machines outils dont on a vu qu’elles venaient d’ailleurs, et notamment d’Europe et des USA. Cette consolidation est aussi liée à une compétitivité coût et technologique de ces fabs. Un investissement de $20B dans une fab européenne ne garantirait ni l’un ni l’autre.

Les ambitions d’indépendance chinoises

Le plan européen n’est pas isolé. Il fait suite à des plans portant des objectifs voisins provenant des USA et de la Chine. Les premiers sentent leur leadership s’évanouir avec la montée en puissance de l’Asie, surtout dans la fabrication de mémoires et de processeurs à forte densité. Les seconds veulent réduire leur dépendance technologique vis à vis de leurs voisins asiatiques et de l’occident aussi bien du côté de la fabrication de composants avancés ou à très haute densité qu’au niveau des outils de production. La position de l’Europe au milieu de ces deux géants n’est pas bien claire comme nous l’avons vu. Sans compter la position enviée de Taiwan qui est pris entre quatre feux : les USA, la Chine, la Corée du Sud et l’Europe dans une moindre mesure.

Le gouvernement chinois avait investi dans les semi-conducteurs dès 1991 avec son 8e plan quinquennal. Son premier plan agressif pour développer son indépendance dans la chaîne de valeur de la production de semi-conducteurs était le National Integrated Circuit Plan de 5 ans intégré dans le 13e plan du gouvernement. Couvrant la période 2015-2020, il était focalisé sur les chipsets pour les mobiles et les équipements télécoms, le tout dans la perspective du déploiement massif de la 5G et d’une stratégie volontariste du côté des équipementiers télécoms que sont Huawei et ZTE. Ce plan prévoyait un investissement public national et régional total de $150B qui auraient été réalisés, constituant une forme avancée de dumping que l’on a aussi observé dans l’industrie photovoltaïque. Les progrès obtenus par les industries chinoises ont cependant été très en deçà des objectifs. Il n’y a pas qu’en Europe que les politiques ont les yeux plus grands que le ventre ! C’est une bonne leçon à étudier.

Côté intégration, les Chinois en sont à peu près au même point que l’Europe avec au mieux des fabs de 14 nm chez SMIC, trois générations derrière TSMC qui en est au 5 nm. Et les importations de machines de lithogravure EUV d’ASML leur sont interdites par le gouvernement néerlandais, qui a agit sous la pression des USA. Ces derniers avaient édicté le Export Control and Reform Act (ECRA) en 2018, limitant les exportations de technologies clés vers la Chine et rien ne permet de dire que l’administration Biden reviendra dessus. La copie de la technologie d’ASML par les Chinois, si elle n’est pas à exclure, reste toutefois très difficile car leur technologie résulte de trois décennies de recherches multifacettes et bien protégées. L’EUV est remplaçable par le multi-patterning utilisé depuis longtemps mais celui-ci alourdit les coûts des chipsets produits car il augmente le nombre d’étapes de fabrication. Il consiste à graver un sillon sur deux ou sur trois en alternance pour obtenir une meilleure précision de gravure. On doit cependant y faire aussi appel avec l’EUV dans certains cas.

La Chine vient de lancer en 2020 un nouveau semiconducteur plan intégré dans le 14e gosplan du pays. Évoqué dès 2018 avec un montant de $47B qui n’a pas été confirmé depuis, il vise à faire passer le volume de semi-conducteurs utilisés en Chine qui y sont fabriqués de 15,5% en 2020 à 30% en 2027, l’impact du plan étant estimé à 10% de ces 30%. Il rappelle en ordre de grandeur l’objectif européen. Mais il n’est pas forcément positionné sur les mêmes segments de marchés. La préparation de ce plan était notamment justifiée par les pressions commerciales de l’administration Trump empêchant par exemple TSMC de produire les processeurs en 7 et 5 nm de HiSilicon (Huawei), cette production faisant appel à des matériels d’origine américaine comme ceux d’Applied Materials. Tout ceci a poussé la Chine a investir sur le long terme pour créer ses propres équipements de fabrication de semi-conducteurs.

Les grands industriels chinois de la fabrication de semi-conducteurs sont des acteurs d’assez petite taille, même comparativement aux trois gros européens du secteur :

  • SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation, créé en 2000) qui réalise un CA avoisinant $4B. Leur part de marché mondiale de la fab de semi-conducteurs était de 5% en 2019. L’État chinois en détient 45% du capital. Est-ce énorme ? En comparaison, Bpifrance possède 28% des actions de STMicroelectronics.
  • CEC (China Electronics Corporation) qui appartient à l’État Chinois et comprend Hua Hong Semiconductor (1997) et Huada Semiconductor. Le groupe faisant un total de $30B est spécialisé dans les composants pour les télécoms. Hua Hong Semiconductor fait un CA de $2,17B. Huada est une fabless de conception de circuits, dont le chiffre d’affaires n’est pas public.
  • Tsinghua Unigroup fait de la conception de circuits dans sa filiale Unisoc et s’est lancé dans la fabrication de mémoires avec sa filiale YMTC (Yangtze Memory Technologies, lancée en 2016) qui produit des circuits Flash 3D-NAND 128 couches en 20 nm et concurrence ainsi les Coréens Samsung et SK-Hynix.
  • CXMT (ChangXin Memory Technologies, anciennement Innotron, aussi lancé en 2016) qui est comme son nom l’indique également dans le marché de la mémoire.
  • GigaDevice (créé en 2005) qui fait environ $650M en 2020 et est spécialisé dans la fabrication de mémoires flash et de micro-contrôleurs.

Il faut aussi toujours prendre un peu de recul avec les annonces chinoises. Ils ont ainsi connu un bel échec que l’on pourrait qualifier de “Ségolène Royalitude” en référence à l’affaire Heuliez. La société Wuhan Hongxin Semiconductor Manufacturing (2017) lancée par le gouvernement de la province de Hubei devait créer 50 000 emplois directs et indirects et générer un CA de $9B. Ce projet devant récolter $18,5B de financement ambitionnait de créer une fab de 7 et 14 nm produisant 30 000 wafers par an. Résultat, après des déboires immobiliers, des problèmes de management liés à des fondateurs n’ayant aucune expérience dans les semi-conducteurs (source) et une difficulté à financer le projet, les 240 premiers employés de la société ont été licenciés en février 2021.

Les Chinois montent par contre nettement en puissance du côté de la conception de circuits intégrés, que ce soit chez HiSilicon dans le groupe Huawei, chez les opérateurs de cloud Alibaba, Tencent et Baidu qui créent leurs propres composants pour serveurs ou avec un beau cheptel de startups très bien financées : Cambricon Technologies, Horizon Robotics, Bitmain, Thinkforce, Enflame et Novumind qui se sont spécialisés dans les processeurs dédiés au machine learning ou au mining de cryptomonnaies. C’est peut-être là que se situe la force de la Chine dans les semi-conducteurs.

Voici les abondantes sources d’information qui m’ont permis de rédiger cette partie sur la Chine : Can China become the world leader in semiconductors par Justin Hodiak and Scott W. Harold dans The Diplomat, septembre 2020, Moore’s Law Under Attack: The Impact of China’s Policies on Global Semiconductor Innovation par Stephen Ezell, ITIF, février 2021, The Future of China’s Semiconductor Industry par Paul Triolo dans American Affairs, février 2021.

Le plan de résistance des États-Unis

Face aux Chinois, les américains avancent plutôt en ordre dispersé pour protéger leurs positions qui s’érodent face à la Chine en terme de fabs. Le chart ci-dessous est issu de l’excellent Regaining The Edge In U.S. Chip Manufacturing par Mark Lapedus et Ann Stefora Mutschler, octobre 2020.

On peut citer l’Electronic Resurgence Initiative lancée en 2017 par la DARPA qui était une initiative de R&D avancées pour créer les prochaines générations de technologies de semi-conducteurs et pour sécuriser les approvisionnements en technologies stratégiques pour le Département de la Défense. La DARPA rappelle qu’elle était à l’origine des premiers processeurs MOS dans les années 1970/80, puis dans la lithographie 193nm et enfin dans les CMOS FinFET dans les années 2000. Ils se focalisent sur l’intégration 3D de circuits que l’on labellise maintenant de “More than Moore”, la création de nouveaux matériaux, de fonctions spécialisées, etc. Cela comprend notamment les composants supraconducteurs étudiés par l’Université du Wisconsin en liaison avec la société Hypress. Ce programme doté d’un budget de $1,5B sur cinq ans (à partir de 2018) fait penser à la forme que pourrait prendre un projet Flagship européen sur les semi-conducteurs.

Pour le reste, le Congrès US a lancé le projet de loi CHIPS (Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors for America Act) qui proposait des financements fédéraux de $10B et des exemptions fiscales, le tout pour $22B. Mais il n’a toujours pas été voté. Le lobby de la SIA recommande pour sa part un plan de $50B.

Néanmoins, une fab TSMC de 5 nm doit être construite à Phoenix en Arizona. Elle représente un investissement de $12B avec un investissement initial de $3,5B. Un programme d’infrastructure de $200M a été financé par la ville. La production doit démarrer en 2024 avec une capacité de 20 000 wafers de 30 cm par mois, à une époque où l’on en sera probablement au 3 nm. La fab emploiera à terme 1900 personnes. Notons que lorsque l’on évoque le prix élevé d’une fab, une bonne part du budget va surtout aux équipementiers tels qu’Applied Materials et ASML. Le bâtiment et ses infrastructures coûtent beaucoup moins cher. Cette fab fournira sans-doute surtout Apple. Par comparaison, la capacité de production de Crolles (STMicroelectronics) est d’environ 6400 wafers de 30 cm par semaine, mais à un niveau d’intégration plus bas. La plus grande fab de TSMC à Taiwan, la Fab18, produit 120 000 wafers par mois, en 5 mm.

Les Américains espèrent en tout cas que le projet sera bien mené à son terme et ne suivra pas le piteux exemple de la fab d’écrans plats que Foxconn devait mettre en route dans le Wisconsin en 2020 avec 13 000 emplois à la clé en échange de $3B de subventions. Elle avait été annoncée à grand renforts de publicité par le Président Trump en 2017. Au final, Foxconn a abandonné ses plans initiaux et n’a installé dans le Wisconsin qu’un petit laboratoire de R&D (voir ce reportage photo édifiant). Au lieu de produire des écrans, le lieu en question pourrait servir à assembler des serveurs pour Google et des véhicules électriques pour Fisker, mais avec beaucoup moins de technologies et en exploitant un équipement plus classique.

Une autre fab avait connu des hauts et des bas aux USA, celle d’Intel en Arizona. Lancée en 2011 sous Barack Obama et relancée en 2017 sous Donald Trump, la Fab42 « Chandler » d’Ocotillo au sud de Phoenix a finalement été mise en route et fabrique des processeurs en 10 nm (ci-dessous). Elle doit employer à terme 3000 personnes. Elle était à l’origine prévue pour produire du 7 nm, qui est retardé à 2022. Même Intel a du mal à maîtriser la fabrication de chipsets en-dessous de 10 nm, malgré leurs 50 ans d’expérience dans les semi-conducteurs, une leçon à méditer!

Cette fab complète les fabs 10 nm situées dans l’Oregon à Hillsboro à l’Ouest de Portland (Fab D1X et D1D) et à Kyriat Gat en Israël (Fab 28). Cette dernière fab est héritée de Numonyx, une joint-venture de fabrication de mémoire flash lancée en 2008 par Intel et STMicroelectronics, revendue ensuite à Micron en 2010. Elle a été upgradée plusieurs fois.

On remarquera que le volume d’emplois de ces fabs est assez modeste au regard des investissements capitalistiques associés. C’est lié au coût des machines qui est très élevé sachant que l’investissement est rentabilisé ensuite par le volume de production et les marges assez élevées du secteur.

Opportunités

Ce petit voyage au pays des semi-conducteurs illustre sa complexité et le fait que les déclarations d’intention de l’Union Européenne manquent un peu de substance, même s’il est probable que des documents détaillés justifiant ses plans existent et ne sont pas publics.

L’Histoire des semi-conducteurs montre que des paris peuvent être tentés mais doivent être élaborés avec plusieurs décennies en tête. Ils sont le résultat de l’articulation entre une recherche fondamentale financée par les derniers  publics et des initiatives entrepreneuriales avec l’acceptation de la prise de risque associée. ASML a été créé en 1984 aux débuts de la micro-informatique. Il a en grande partie décollé grâce aux smartphones qui n’existent que depuis 2007. Les Taiwanais ne sont pas devenus leaders du jour au lendemain : UMC a été lancé en 1980 et TSMC en 1987 ! Leur succès d’aujourd’hui est le résultat d’une accumulation de savoir, de liens industriels, de parts de marché et des capacités d’investissements liées, certainement couplés à des aides publiques arrivées très tôt.

Le plan européen vise de nombreux marchés connus et existants comme l’automobile, mais n’anticipe pas assez de rupture technologique permettant de profiter de nouvelles opportunités. C’est pourtant là qu’il faut chercher car vouloir regagner du terrain sur des marchés établis est peine perdue en général, ou est réalisé à perte car les acteurs en place sont toujours plus rentables et mieux positionnés côté prix que les newbies. Et aussi curieux que cela puisse paraître, l’Europe n’est pas le marché “intérieur” de référence des semi-conducteurs. Il est encore largement situé en Asie et aux USA.

Il faut donc lancer d’ambitieux programmes de R&D dans des domaines nouveaux. Cela peut concerner les composants 3D et les packaging “More than Moore”, le vaste champ de l’unconventional computing qui comprend des composants en tout genre (calcul réversible économe en énergie, supraconducteurs pour monter en vitesse, neurones à impulsion, memristors, …). Il ne faut pas avoir l’œil uniquement rivé sur les fabs, notamment celles qui descendent en-dessous de 7 nm. Ce post illustre que la chaîne de valeur des semi-conducteurs est vaste et diverse. Sa branche logicielle et de conception de circuits tout comme celle des équipementiers sont des pivots, avec des ruptures de chaîne de valeur en perspective. La sempiternelle notion de plateformes et d’écosystème est également à intégrer car des semi-conducteurs sont toujours associés à des briques logicielles à promouvoir auprès de développeurs de solutions. Il est tout aussi important de se pencher sur la question des compétences. Une usine sans personnel qualifié pour la concevoir et l’opérer ne sert à rien !

Et le calcul quantique dans tout cela ? Il fait aussi partie de l’unconventional computing mais il ne représentera pas avant très longtemps de gros volumes de production de wafers pour les fabs. Par contre, il pourrait très bien créer des débouchés industriels encore insoupçonnés aujourd’hui.

Ces plans à répétition illustrent en tout cas que les états sont un peu perdus face aux dynamiques technologiques et celles des industries. La situation d’une industrie de pointe comme celle des semi-conducteurs résulte de l’accumulation de R&D, d’innovations, d’initiatives, d’aventures humaines, d’opportunités et d’erreurs ayant eu des impacts long terme. Elles sont dures à corriger sur des marchés établis avec de très gros acteurs difficiles à déloger du fait de leurs économies d’échelle. Bref, il faut aussi être un peu plus stratèges que les choses ne le laissent paraître.

PS : alors, semi-conducteurs ou semi-conducteurs? J’ai choisi le dernier cas… sachant qu’en anglais, c’est plutôt semiconductor.

L’expert

Olivier-Ezratty

Olivier Ezratty est consultant et auteur, créateur d’Opinions Libres, son blog sur les deep techs (intelligence artificielle, informatique quantique, medtech, …) et sur l’innovation (entrepreneuriat, politiques publiques…). Olivier est expert pour FrenchWeb qui reprend les publications de son blog.

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