[Entrepreneur] Hyper-croissance ne veut pas dire s’affranchir de règles
L’annonce de la liquidation de Take Eat Easy, à quelques jours de la fin du mois d’août, a été brutale. Il n’est pas rare, malheureusement, qu’une société soit contrainte de mettre la clé sous la porte, et, si la grogne des livreurs français non réglés de leur dernier mois de course a donné une résonance spécifique à la fin de cette aventure, l’effet de cet événement reste fort.
L’hyper croissance semble aujourd’hui une norme, boostée par quelques réussites éclatantes, alors que les prétendants à l’Uberisation de tel ou tel domaine sont pourtant légion. Dans l’univers entrepreneurial, la start-up Uberisante Hyper Croissante (ou SUHC) est une fusée dont l’arrêt brutal est bien plus impressionnant que celui de sociétés reléguées au rang de tracteur ou de vélo.
Dans ce sens, il ne faut pas sous-estimer la part de rêve que véhiculent ces SUHC, sorte d’ascenseur social de la création, où la part des sociétés les plus riches du monde qui n’existaient pas il y a 20 ans ne fait que croître. Néanmoins, il faut garder à l’esprit qu’un UBER a perdu 1 milliard de dollars sur le premier semestre 2016, ce qu’occultent ou ignorent la plupart des nouveaux Uberificateurs.
Une société en Hyper Croissance est avant tout une société et répond donc à un ensemble de règles. Son statut d’hyper-croissance ne l’exonère pas de toutes, et rend même encore plus indispensable le bon suivi d’un certain nombre. Il est important que le dirigeant les maîtrise et surtout en anticipe les enjeux. Une croissance de 30% par mois comme a pu la connaître Take Eat Easy rend tout changement de cap à posteriori lourd à effectuer.
C’est une caractéristique de la fusée, virer de bord est plus complexe à haute vitesse, même si la démocratisation des méthodes agile et du pivot du lean start-up tend à gommer ces difficultés. Dans cet environnement, voici quelques règles de bonne conduite, visant à faciliter le pilotage du dirigeant, ainsi qu’à rassurer les passagers, qu’ils soient investisseurs, partenaires ou salariés.
1/ La feuille de route
Business Model ou Business Plan? Les deux sont nécessaires et doivent communiquer. Ils ont vocation à tracer un cap et à envisager les conséquences financières du voyage. Il ne s’agit pas d’un exercice statique, mais de points d’étape. La plupart des SUHC évoluent, parfois tellement vite qu’elles ne souhaitent ou ne peuvent plus tracer les changements. Dans ces conditions, la lisibilité devient mauvaise. Les chiffres clés (KPI) de l’activité d’hier peuvent devenir inutiles. A un nouvel objectif –par exemple le recours à un nouveau circuit de distribution– correspondra un nouvel indicateur de performance.
Il ne s’agit pas d’agréger sans fin une donnée parfois coûteuse et longue à rassembler, mais à identifier au préalable l’élément pertinent de suivi et à s’assurer de son agrégation facile.
Les itinéraires alternatifs sont également à partager: un passage au B2B en phase 2, l’internationalisation l’année prochaine, de nouvelles fonctionnalités ou produits sont autant d’enjeux à structurer en amont.
2/ Les cadrans
Plusieurs cadrans sont essentiels dans le cockpit de notre SUHC. En fonction de l’activité, un cadran peut devenir central et parfois occulte les autres.
Le carburant est l’argent. Il faut en anticiper les manques pour alimenter dans la durée avec des investisseurs ou ponctuellement avec des partenaires financiers. Le niveau de cashburn est un indicateur utile. Sur des activités à besoin de fonds de roulement négatif (les créances sont payées plus rapidement que les dettes court terme) il faut pouvoir identifier le niveau de liquidité dont on bénéficie. Si l’on considère une plateforme où les utilisateurs paient en ligne pour un service dont les fournisseurs finaux sont réglés fin de mois par l’intermédiaire, ce dernier dispose d’une avance de trésorerie. Idéalement il faut ne pas utiliser cette réserve, et c’est d’ailleurs impossible dans certaines CGU. Les risques sont d’une part une diminution brutale d’activité où les encaissements du mois ne permettent pas de régler les engagements du mois précédents, d’autre part le critère d’alerte de l’utilisation du découvert arrive généralement trop tardivement pour redresser la situation.
D’autres cadrans, notamment liés à la rentabilité doivent être définis, et certains pourront être partagés en interne, d’autre en externe, en fonction des objectifs de chacun. Savoir que le dirigeant a identifié ses ratios de performance est rassurant pour tous. Sur ce sujet, la bonne compréhension de ce qu’est une charge variable (corrélée au chiffre d’affaires) appliquée au modèle de l’entreprise est indispensable. Les plateformes notamment supportent des coûts de transaction financière importants. La logistique, le transport, les frais de market place, de marketing direct sont autant d’enjeux à maîtriser dès les petits volumes pour être certain de bénéficier d’économies d’échelles.
Pour apprendre à conduire vite, il vaut mieux savoir conduire lentement. Les premiers pas de la SUHC permettent de rationaliser au maximum les processus critiques. On constate généralement, et c’est normal, une attention forte sur les problématiques front. Mais un des principaux points de rupture dévoilés par l’hyper croissance est liée au back-office, qui se révèle alors insuffisamment élaboré pour absorber du volume. Dans ce sens, une approche pragmatique consiste à structurer au fur et à mesure les futurs processus bloquants. Tout n’a pas vocation à être automatisé, mais les processus clés doivent l’être et faire l’objet d’un pilotage par exception permettant d’ajuster les flux non prévus.
Avoir déjà traité ces enjeux, tant sur le plan technique que financier, en amont des levées de fonds qui interviendront dans la vie de notre start-up en hyper-croissance permettra de véritablement en bénéficier. Le chef d’entreprise y gagne également une forme de sérénité et peux alors se concentrer sur les problématiques front et opérationnelles à plus forte valeur ajoutée. Et celles-ci ne manquent pas: l’hyper croissance se construit sur des contextes de marché ou règlementaires en évolution, l’adaptation sera indispensable et nécessite d’être fort sur les bases.
Bertrand Dufour est associé au sein de RSM, 6ème réseau mondial d’audit, de conseil et expertise, et qui accompagne des acteurs innovants sur des enjeux de numérisation de l’économie.
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