Les cryptomonnaies souveraines : utopie ou sens de l’histoire ?
Par Hubert de Vauplane, Partner at Kramer-Levin
Après le Bitcoin, le FedCoin ? L’accélération du déploiement de la technologie blockchain et des différentes cryptomonnaies qui lui sont associées conduit à l’apparition d’un nouveau phénomène : celui-ci des cryptomonnaies souveraines.
Considérées il y a quelques mois encore comme une utopie dangereuse, voire un oxymore naïf, sauf pour les thuriféraires d’un libertarisme total, les cryptomonnaies semblent avoir franchi un cap avec la création du PetroCoin par le Venezuela en janvier 2018 ce qui pose une question nouvelle : qu’est-ce qu’une cryptomonnaie souveraines ? Tout d’abord, mérite-t-elle la dénomination de cryptomonnaie alors que celle-ci est refusée par les banques centrales au Bitcoin et autre Ether. Comment fonctionne ces cryptoromonnaies ? Y-a-t-il un dessein politique sous-jacent ?
La controverse sur la notion de cryptomonnaies
Qui dit monnaies, dit banque, qui dit banque dit banque centrale, comme dirait la chanson. Donc, seuls les instruments émis par les banques centrales mériteraient la dénomination de « monnaie » du fait que seule une banque centrale peut garantir l’émission de sa monnaie. En fait, on en revient à la question de la prérogative de « battre monnaie » ou le privilège d’ « émettre monnaie ».
Constatons d’abord qu’il n’en fut pas toujours ainsi que si l’existence de la monnaie est – presque – aussi vieille que celle de l’Etat, il n’en est pas de même avec les banques centrales, institutions relativement récentes puisque le premier établissement à pouvoir être dénommé comme tel est la Banque d’Angleterre en 1694. En fait, il faut attendre le 19ème siècle pour que le pouvoir d’émission soit confié à une institution séparée de l’Etat.
En encore, jusqu’au 20ème siècle, ces institutions n’étaient pas toutes des émanations de l’Etat, même si elles étaient dotées de privilèges : que l’on se souvienne de la répartition du capital de la banque de France jusqu’en 1945 aux mains d’actionnaires privés ou celui de la Federal Reserve Bank de New-York qui est détenu par les principales banques commerciales des Etats Unis. Bref, si les banques centrales ont pris depuis quelque temps une importance croissante dans l’économie et son financement, leur rôle en tant que tel est relativement récent aux yeux de l’histoire de l’humanité. Ce n’est donc pas tant le « pouvoir de battre monnaie » qui différencie une banque centrale d’une monnaie privée ou du Bitcoin (ou autre) ; mais plutôt la force libératoire de la monnaie reconnue par le droit.
C’est parce que l’euro est la monnaie de la République Française qu’elle dispose de cette prérogative juridique que n’ont pas les Bitcoin et autre Ether. C’est en ce sens que l’on ne peut pas assimiler l’euro, le dollar ou autres devises à ces « cryptomonnaies » qui, pour leur part, ne disposent pas de cette caractéristique juridique essentielle ; ces « monnaies » ne sont que ces conventions monétaires entre des parties, convention qui n’est pas opposable aux tiers et qui surtout dépend du bon vouloir de chacune des parties de respecter la convention. Il n’en reste pas moins que celles-ci servent aujourd’hui de valeur d’échange, comme autrefois l’or, les coquillages ou autres biens précieux.
Cette valeur d’échange n’a d’effet qu’entre des parties qui l’acceptent. Sans qu’il soit possible de se « libérer de sa dette » sous cette forme, sauf accord du créancier (on image mal un débiteur ayant réglé sa dette en bitcoin aller en justice pour faire reconnaitre qu’il s’est valablement libéré de sa dette si son créancier, après avoir reçu les bitcoins, considérait que ce paiement ne vaut pas libération de la dette). En fait, la caractéristique économique d’une monnaie réside dans son acceptation.
Comme le dit l’économiste américain Hyman Minsky, “Everyone can create money; the problem is to get it accepted”[1]. Que l’on se souvienne des assignats sous la Révolution et de leur cours forcé mais qui ne furent jamais « accepté » comme monnaie, même avec une forte décote par rapport à ce cours légal. C’est d’ailleurs bien là ce que soulignent tant le FMI que la BCE lorsqu’ils présentent les caractéristiques d’une monnaie[2].
Les typologies de cryptomonnaies souveraines
A première vue, et compte tenu de leur nature « disruptive », les cybermonnaies ne devraient pas avoir la faveur des banques centrales, pas plus que des Etats. D’ailleurs, certaines banques centrales refusent de parler de cryptomonnaies et préfèrent évoquer des crypto-actifs. Et pourtant, après avoir critiqués ou à tout le moins s’être inquiétés de ce phénomène, des plus en plus d’Etats et de banques centrales réfléchissent sur les avantages que leur apporteraient les cryptomonnaies…s’ils en maitrisent l’émission et la gestion ! Un document de la BRI a fait à cet égard grand bruit en 2017.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une position officielle de la Banque, mais d’une étude, ce document incite les banques centrales à s’interroger sur la possibilité d’émettre des cryptomonnaies[3], ce que le document appelle des CBCC (Central Bank Crypto Currency). Contrairement à la monnaie échangée par les comptes des banques centrales de manière centralisée, une CBCC serait échangée directement entre le payeur et le bénéficiaire sans intermédiaire central en utilisant la technologie blockchain.
La BRI a proposé un CBCC destiné aux consommateurs pour les transactions de détail et une monnaie «symbolique» de CBCC de gros pour le règlement numérique institutionnel des transactions. En fait, l’idée de voir des banques centrales émettre des cryptommonnaies fait l’objet d’études par certaines banques centrales et universités, comme le projet de FedCoin[4]. Mais plus fondamentalement, cette perspective s’inscrit dans la logique de la disparition du cash.
Le cas du Petro
Un premier pays a franchi le pas en émettant une cryptommonnaie souveraine sous forme d’une ICO. Il s’agit du Vénézuela avec le Petro, dont la valeur est « garantie » par les réservés de pétrole du pays selon les termes fixés par un décret n° 3.196 du 8 décembre 2017[5]. Les termes de cette garantie comme ceux de l’accès à cette « garantie » ne sont toutefois pas des plus clairs[6], laissant craindre quant à l’efficacité de ce droit pour les détenteurs de Petro. Ce qui est particulier dans le cas du Petro c’est l’émission d’une cryptomonnaie adossée à un actif, en l’espèce le pétrole.
Le cas n’est pas nouveau puisque l’on a déjà vu des cryptomonnaies adossées sur l’or, comme Vaultoro ou Royal Mint Gold, et en particulier sur des mines en cours d’exploitation, voire non exploitée mais avec des travaux d’exploration[7]. La plupart des économistes mais aussi des spécialistes des cryptomonnaies sont cependant très critiques sur cette initiative vénézuélienne, considérant qu’il s’agit là au mieux d’une tentative de détournement des sanctions américaines, au pire d’une escroquerie[8]. Une agence de notation chinoise s’est livrée à une appréciation du Petro concluant que cette émission n’aura que peu d’effet sur l’économie vénézuélienne[9].
Les autres projets
Le Venezuela n’est d’ailleurs pas le seul pays à vouloir émettre une devise numérique. C’est par exemple le cas de l’Iran, qui a récemment indiqué vouloir créer une monnaie digitale nationale, mais aussi celui du législateur turc, qui souhaiterait émettre un “Turkcoin”, ou encore des Iles Marshal. Les projets de cryptomonnaies souveraines répondent à des considérations souvent bien éloignées les unes des autres. Mais les projets les plus sérieux sont ceux qui visent à supprimer la monnaie fiduciaire par de la monnaie digitale, directement émise par les banques centrales, et donc en court-circuitant les monnaies scripturales. En fait, le paradoxe ici tient au fait que ce n’est pas tant le Bitcoin qui peut être un danger pour les monnaies traditionnelles que les banques centrales elles-mêmes avec l’émission de monnaies digitales totalement distribuées. Tel est bien d’ailleurs l’avertissement lancé par la BRI en mars 2018 dans un rapport intitulé Central Bank Digital Currencies.
[1] H. Minsky, Stabilizing An Unstable Economy. New Haven: Yale University Press, p. 186 .
[2] BCE, « Qu’est ce que la monnaie ? » https://www.ecb.europa.eu/explainers/tell-me-more/html/what_is_money.fr.html et FMI, « Qu’est-ce que la monnaie ? » Septembre 2012.
[3] M. Bech & R. Garratt, Central Bank cryprtocurrencies, BIS, Quaterly Review, September 2017, p. 55.
[4] S. Gupta, P. Lauppe, S. Ravishankar, “FedCoin, a blockchain backed Central Bank cryptocurrency”, Yale University, 2017 : https://law.yale.edu/system/files/area/center/global/document/411_final_paper_-_fedcoin.pdf
[5] Gacerta Oficial de la Républica bolivoriana de Venezuela, : https://fr.scribd.com/document/368026327/Gaceta-Oficial-Extraordinaria-N-6-346-Superintendencia-de-criptovidisas-y-detalles-del-petro : « chacun jeton de Petro consiste en un contrat d’achat / vente de un baril pour un token ou toutes autres marchandises que la Nation decidera ».
[6] « The holder of petro will be able to realize a market-value exchange of the crypto-asset for the equivalent in another cryptocurrency or in bolívares [Venezuela’s fiat currency] at the market exchange rate published by the national crypto-asset exchange. »
[7] Pour une liste des cryptogold, cf : http://www.goldscape.net/gold-blog/gold-backed-cryptocurrency/
[8] J. Karsten & D.M West, “Venezuela’s petro undermines other cryptocurrencies”, Brookings Institute : https://www.brookings.edu/blog/techtank/2018/03/09/venezuelas-petro-undermines-other-cryptocurrencies-and-international-sanctions/
[9] http://en.dagongcredit.com/index.php?m=content&c=index&a=show&catid=20&id=4950
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Le contributeur :
Hubert de Vauplane
Partner at Kramer-Levin (Financial and Banking law, Alternative Financing, Asset Management, Digital Payment)