Les entrepreneurs sont-ils des explorateurs?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
J’intervenais récemment dans un séminaire d’innovation où l’un des participants soulignait la particularité de l’entrepreneuriat et de l’innovation en prenant comme métaphore celle de Christophe Colomb partant découvrir l’Inde et finissant en Amérique. Colomb cherchait quelque chose qu’il n’a pas trouvé, il a trouvé quelque chose qu’il ne cherchait pas, et le trajet a été incertain et assez stressant. La métaphore semble bien convenir à la démarche entrepreneuriale classique, mais elle souffre d’un défaut majeur: l’entrepreneuriat n’est pas une question de découverte, mais de création.
Le problème de Christophe Colomb, lorsque celui-ci quitte l’Espagne en 1492, est un problème de connaissance. L’Amérique existe, mais il ne le sait pas. D’autres avant lui le savaient (on estime que les Vikings sont allés en Amérique du Nord dès l’an 1000). Il va donc la découvrir malgré lui, un peu par hasard. Comme Colomb, certains entrepreneurs découvrent une opportunité au sens où ils prennent conscience qu’il existe un besoin non satisfait et le satisfont. C’est par exemple le cas d’un entrepreneur qui ouvre un bar à sushi dans sa ville, car ceux-ci sont à la mode dans les autres villes. Ce faisant, et bien que cela puisse avoir un réel impact économique, ils ne changent pas (vraiment) le monde au sens où ils ne créent rien de vraiment novateur.
Mais quand on parle d’entrepreneuriat innovant, un autre paradigme s’impose que celui de la découverte, c’est celui de la création. Un entrepreneur innovant crée quelque chose qui, sans lui, n’aurait pas existé. Après lui, le monde n’est plus le même. Pour cela, l’entrepreneur change nos modèles mentaux. AirBnB nous fait trouver normal d’avoir un parfait étranger qui dort dans notre salon, ce que nous aurions trouvé inacceptable il y a quelques années. AirBnB ne découvre rien d’existant, il crée un contexte dans lequel son idée, choquante et inacceptable initialement pour beaucoup, peut se développer et devenir communément acceptée. Avant AirBnB il n’y a pas de réel marché de location de logement de particulier, après AirBnB celui-ci existe et est massif.
En ce sens, l’entrepreneuriat est une science de l’artificiel, pour reprendre l’expression de la chercheuse Saras Sarasvathy. La plupart des choses qui nous semblent aujourd’hui évidentes et banales ne l’étaient pas avant qu’un entrepreneur ne les rende telles. Quand en 1908 Henry Ford annonce qu’il va fabriquer une voiture tellement simple et peu onéreuse que chaque américain pourra en acheter une, l’idée paraît absurde tellement il est évident que personne, à part quelques riches particuliers, n’a besoin de voiture. Cinq ans après, la voiture fait partie intégrante de l’American way of life. Ford n’a pas seulement créé une voiture très innovante ni une entreprise, il a créé un marché, et bien plus encore: il a créé un modèle mental qui définit profondément la culture et l’identité américaine.
Cette différence entre découverte et création est notamment illustrée par une méthode entrepreneuriale comme Lean Startup, qui est une technique pour découvrir ce qu’il y a dans la tête de notre client potentiel. Comme nous ne pouvons pas lui demander, car il est rare que les clients soient capables d’exprimer précisément ce dont ils ont besoin, Lean Startup propose de définir clairement ce que l’on cherche à découvrir, puis de créer une version simplifiée du produit, réduit à ses fonctions essentielles (appelé produit viable minimum ou MVP), qui permettra de le découvrir en mettant celui-ci entre ses mains. Lean Startup repose donc fondamentalement sur un paradigme d’apprentissage: l’information existe, mais nous ne l’avons pas; nous définissons donc une tactique pour aller la chercher. Ceci fait que bien qu’elle soit présentée comme une méthode entrepreneuriale, Lean Startup est plutôt une méthode de conception produit centrée sur le client cible.
En effet la problématique de l’entrepreneur est bien plus vaste que de simplement découvrir de l’information non disponible. En situation d’innovation, le problème n’est pas que l’information est difficile à trouver, c’est qu’elle n’existe pas. Personne ne demandait une voiture pas chère et facile à conduire en 1908. Personne ne demandait Internet dans les années 80. Il n’y avait rien à découvrir.
Beaucoup de projets innovants commencent sans produit clair, sans idée de qui sera intéressé, sans marché déjà existant. Elon Musk ne découvre pas le marché du voyage sur Mars, il le crée de toutes pièces (il sait, à la différence de Colomb, que Mars existe mais ce qu’il essaie de créer c’est le marché pour y aller). Les projets innovants peuvent partir dans tous les sens (une situation qualifiée d’isotropie). Il faut donc à la fois créer l’offre et la demande. Ce que remarquait déjà l’économiste Joseph Schumpeter: «Il ne suffit pas d’inventer le savon; il faut aussi convaincre les gens de se laver les mains.»
Donc si certains entrepreneurs sont des explorateurs, ceux qui innovent et en particulier ceux qui sont porteurs d’innovations de rupture sont les créateursd’une nouvelle réalité, comme des designers d’artefacts, c’est à dire d’objets artificiels comme des produits, des marchés et des organisations qui sans eux n’existeraient pas naturellement. C’est donc dans ce paradigme du design et de la création qu’il faut placer leur action.
Voir à ce sujet mon article précédent: Qu’est-ce qu’un marché? Allocation, découverte, création: les trois conceptions. Sur Lean Startup, voir mon article Entrepreneuriat: Effectuation et lean startups, points communs et différences. Sur les modèles mentaux, voir mon ouvrage co-écrit avec Béatrice Rousset: «Stratégie modèle mental: cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement.»
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations. Pour suivre ses écrits, rendez-vous sur son blog.
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Vos articles sont toujours écrits avec des tournures autoritaires sans fondement logique. Et bardé de médailles comme un général russe, qui semble sonner creux.
La vérité est l’exact opposé de cet article. Lorsque les Amériques ont été découvertes, ce sont le champ des possibles qui s’est ouvert. La profusion de créativité n’a jamais changé le monde, c’est lorsque cette créativité est appliquée et rencontre une large adhésion que celle-ci est utile.
L’innovation de l’entrepreneur est un mythe. La principale tâche de l’entreprise est de répondre à des besoins non assouvis, qu’il ne crée absolument pas. Lorsque Zukerberg dit que les internautes ne se soucient pas de leurs données personnelles et son prêt à les rendre publics, il n’a pas créé un réseau social, il a créé les conditions mettant en application sa vision. L’entrepreneur ne fait que révéler ce qui n’était alors pas une vérité connue et dominante.
Les gens n’ont jamais voulu utiliser le savon juste pour utiliser le savon, ils en avaient marre de mourir de maladie et on finit par comprendre comment l’éviter. Le problème était donc déjà préexistant à la création du savon.