HARD RESET

Les limites de la French Tech sont celles de la Startup Nation : un modèle pensé par les investisseurs.

Hard Reset : pour en finir avec les mythes de la tech

La French Tech a changé le paysage entrepreneurial français. Elle a libéré l’énergie d’une génération, attiré les capitaux, encouragé l’innovation et fait émerger des dizaines de licornes. Ce succès, célébré comme une victoire collective, repose pourtant sur une architecture bien plus précise — et bien moins neutre — qu’il n’y paraît.

La Startup Nation, en réalité, n’a jamais été une politique industrielle. Elle n’a jamais été pensée pour servir une stratégie de souveraineté ou de réindustrialisation. Elle a été conçue pour répondre à une logique claire : maximiser le rendement du capital dans un laps de temps court. Ce n’est pas une critique morale, c’est un constat de design. La chaîne de valeur a été organisée pour nourrir le capital-risque : création rapide, croissance accélérée, valorisation forte, sortie en 5 à 7 ans. Un modèle d’efficacité… mais profondément contraint.

Dans cette logique, ce qui ne rentre pas dans les critères du venture capital — projets lents, capitalistiques, peu scalables, ou trop industriels — n’est ni financé, ni accompagné, ni médiatisé. Et donc, il n’existe pas. C’est ainsi que des pans entiers de la souveraineté numérique ou industrielle ont été laissés en friche : pas de cloud public d’envergure, pas de filière européenne des semi-conducteurs, pas d’OS industriel souverain. Le marché ne les finance pas, le modèle dominant ne les rend pas désirables, et l’État ne les impose pas.

Ce modèle ne s’est pas imposé par hasard. Il a été soutenu, défendu, institutionnalisé. Lobbys, cabinets de conseils, clubs et autres think tank (portant fièrement leur coq rouge comme signe de ralliement), ont joué un rôle actif dans sa consolidation. En façonnant le récit dominant de l’innovation et en promouvant les figures du VC comme acteurs centraux du progrès, ils ont contribué à faire du capital-risque l’alpha et l’oméga de la politique entrepreneuriale française. Ce travail d’influence n’a rien d’illégitime. Mais il a des effets systémiques : il réduit l’imaginaire du possible, marginalise les modèles alternatifs, et aligne les priorités publiques sur les attentes privées

Ce n’est pas une crise de créativité. Ce n’est pas un manque de talents. C’est une crise de cadre. Une crise de vision. Le capital structure l’innovation selon ses objectifs. Or, ces objectifs ne coïncident plus avec les priorités stratégiques du pays. Aujourd’hui, alors que la transition écologique, la réindustrialisation et l’autonomie technologique deviennent vitales, continuer à penser l’innovation comme une suite de tours de table revient à se tromper d’époque.

Le plus préoccupant, c’est que le politique n’a pas corrigé cette trajectoire. Il l’a accompagnée, consolidée, parfois même sacralisée. L’État s’est rendu complice d’un modèle pensé par les investisseurs pour les investisseurs. Certes, il intervient par le biais de la BPI, fléchant les investissements vers certains secteurs stratégiques comme la deep tech. Mais si certaines orientations se révèlent judicieuses, elles peinent souvent à mobiliser massivement les fonds privés. Le modèle économique du capital-risque ne s’aligne pas toujours avec ces ambitions à long terme, freinant l’impact réel de ces initiatives publiques. Ailleurs, les choix étatiques se sont révélés plus hasardeux, comme en témoignent les difficultés rencontrées par des entreprises fortement soutenues telles que Cloudwatt, Sigfox ou Ynsect.

L’État a distribué des aides, promu les concours, renforcé les labels, mais sans jamais assumer pleinement une véritable direction stratégique de long terme. Il a encouragé la création, sans organiser la construction. Il a parlé de souveraineté, sans en bâtir les conditions matérielles.

Ce que nous appelons aujourd’hui « écosystème » n’est pas un système stratégique. C’est un flux, une dynamique, un effet de réseau. Mais ce n’est pas une politique. Or les sujets qui comptent — infrastructures critiques, données de santé, intelligence artificielle publique, cloud sécurisé, cybersécurité industrielle — exigent autre chose que des pitchs, des decks, et des roadshows.

Nous avons besoin d’un socle. Un socle technologique, numérique et industriel, conçu pour durer, pour structurer, pour résister. Un socle qui ne cherche pas à séduire, mais à tenir. Qui ne cherche pas à sortir, mais à s’ancrer. Cela implique de penser le long terme, de construire des filières, de mutualiser les ressources, de gouverner l’innovation comme un bien commun, et non comme un portefeuille d’actifs.

Cela implique aussi que l’État reprenne son rôle. Non plus celui du catalyseur bienveillant, mais celui du stratège (Clément Beaune si tu nous lis). Cela suppose de choisir les batailles, d’orienter les capitaux, de poser des exigences technologiques et sociales à l’investissement public, de refuser que l’innovation se résume à la capacité de lever. Il ne s’agit pas de renier l’entrepreneuriat. Il s’agit de lui redonner une boussole.

La French Tech a été utile. Elle a déverrouillé des mécanismes, transformé des imaginaires, ouvert des portes. Mais elle ne peut plus, seule, tenir lieu de politique technologique. Elle a été le récit d’une époque portée par la liquidité. Aujourd’hui, il faut un récit de puissance, de construction, de résilience.

Nous n’avons plus besoin d’une autre startup. Nous avons besoin d’un cap. D’un projet. D’un État qui ose reprendre la main. Et d’un système qui ne se mesure plus en valorisation, mais en capacité à durer.

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