Les nouveaux enjeux de la planification industrielle
Dans les deux premiers articles de cette série, nous avons pu faire un tour circonstancié des cinq dernières décennies d’action de l’Etat en matière de stratégie industrielle. Il n’est certes pas bien glorieux dans l’ensemble. Tandis que dans le numérique, la majorité des initiatives ont échoué, quelques pépites intéressantes ont cependant pu être générées dans d’autres domaines comme dans l’industrie aérospatiale.
Faut-il jeter pour autant le bébé de l’Etat avec l’eau du bain de ses plans industriels? Non, trois fois non car le rôle de l’Etat reste indispensable pour développer la compétitivité industrielle. Il mutualise de nombreux efforts transversaux comme dans l’éducation. Il peut adopter une approche long terme que peu d’agents politiques et économiques sont à même de fournir, notamment dans le financement de la recherche fondamentale. Il y prend bien plus de risques que n’importe quel investisseur privé.
L’Etat doit à la fois jouer ce rôle long terme dans l’amont incertain et diffus de l’enseignement et la recherche de l’innovation et créer ensuite les conditions de l’émergence d’innovations, surtout entrepreneuriales et s’assurer que la réglementation permet aux innovateurs de s’épanouir. L’Etat peut-être aussi acheteur et influencer l’offre et accélérer son accès au marché.
L’Etat est aussi un système de poupées russes qui va des échelons locaux aux systèmes supra-nationaux, qu’il s’agisse de l’Union Européenne, de l’ONU et de ses dépendances ou des organismes de standardisation nationaux et internationaux. Dans la collaboration inter-Etat et la diplomatie, l’Etat joue ainsi un rôle clé pour promouvoir le pays à l’étranger, y compris ses entreprises de toutes tailles. Chaque voyage présidentiel avec sa cohorte de chefs d’entreprises invités est là pour le rappeler.
Il est en ce moment de bon ton de vouloir tout remettre en cause, de la notion même d’Etat au fonctionnement de la démocratie. De vouloir en changer le fonctionnement en revisitant l’équilibre entre l’actuelle démocratie représentative, et une démocratie participative voire directe, qui remettrait le pouvoir dans les mains du peuple. Comme si les hommes pouvaient par miracle s’organiser sans hiérarchies et à très grande échelle. Comme si les citoyens pouvaient devenir des multi-spécialistes de toutes les questions du monde. Comme si tous les citoyens pouvaient s’extraire de leur condition et adopter une vision globale et long terme du monde. Les stratégies industrielles font partie de ces sujets qui justifient en tout cas l’existence de corps intermédiaires, malgré leurs travers connus.
L’Etat n’est pas une personne physique. On ne peut pas même l’assimiler à son Président de la République. C’est un ensemble hétéroclite qui gère les affaires de la Nation avec un exécutif, un corps législatif, des administrations, des hauts-fonctionnaires, des services et établissements publics, des autorités de régulation et enfin, des individualités à chacun de ces niveaux à même d’exercer une forme de leadership ou d’influence. On y range les «experts». On appelle avec dédain tous ces niveaux de décision ou d’influence «les élites» quand on n’en fait pas partie ou lorsque l’on ne se sent pas assez écouté.
Ces élites, facilement mises dans le même sac, sont dénoncées pour au choix leur immobilisme, l’entre-soi, leur incompétence crasse ou leur incapacité à se remettre en cause. Ces élites sont pourtant loin d’être uniformes et coordonnées comme le laisse à penser la vulgate populiste. En matière de stratégie industrielle, aucun membre de cette soi-disant élite ne semble d’ailleurs en phase avec les choix en cours. Et pour cause puisque chacun a tendance à défendre sa crèmerie et à penser avoir raison contre les autres! Nous essaierons d’analyser ce qui cloche dans les élites et comment elles pourraient s’améliorer.
La France des rattrapages industriels
La France est une habituée des rattrapages dans les révolutions industrielles. Depuis le 18e siècle, elle a presque systématiquement du combler un retard par rapport au Royaume-Uni ou à l’Allemagne puis aux Etats-Unis et enfin, face à l’Asie moderne. La France a été en quelque sorte très souvent un pays du «me-too» dans l’industrie.
Le Royaume-Uni a été à la pointe de la première révolution industrielle entre le 18e et le 19e siècle en se lançant coup sur coup dans les révolutions du textile, du charbon, de l’acier et du chemin de fer. Il était favorisé par ses ressources en charbon qui ont permis l’émergence d’une sidérurgie forte. La France n’avait pas le même niveau de ressources énergétiques, les houillères de l’Est et du Nord ayant un rendement bien moindre et leur charbon plus rare et coûteux à extraire. L’industrie sidérurgique française en a longtemps pâti, dès le début du 19e siècle. Pendant le 19e et les débuts du 20e siècle, la production de charbon et d’acier français ont toujours été en retrait par rapport au Royaume-Uni puis à l’Allemagne.
A chaque révolution technologique majeure, la France était en position de suiveuse. Elle s’est lancée dans la production textile de masse, mais en dépendant fortement des machines provenant du Royaume-Uni. La France en produisait peu et quand elle le faisait, c’était sous licence de technologies anglaises. Les entrepreneurs français investissaient même assez souvent de manière contra-cyclique. Ils se retrouvaient à produire des textiles en trop grande quantité et pas au meilleur prix, au milieu du 19e siècle.
L’agriculture a été elle aussi en retard dans sa modernisation. Celle-ci passait par la génération de plus grandes économies d’échelle et par la mécanisation. Les remembrements agricoles ont été réalisés tardivement et timidement, au sortir de la seconde guerre mondiale. Les économies d’échelle y ont été générées à reculons, on le voit encore avec l’affaire de la ferme aux 1000 vaches qui défraie la chronique depuis quelques années. Et ne parlons pas des OGM qui constituent un progrès technologique réel – certes avec quelques risques à évaluer et gérer – mais totalement ostracisés en France.
Selon les autres pays européens, la PAC a permis à une agriculture française faiblement compétitive de rester «hors de l‘eau». Ici comme dans de nombreuses industries, la France a souvent eu de grandes difficultés à générer des économies d’échelle favorables compétitivement face aux autres pays. Les délocalisations en Asie d’une bonne part des industries manufacturières n’ont été que la fin d’un long cycle de ce point de vue-là. La France a été un peu plus affectée par ce phénomène que bon nombre de pays européens.
Au 20e siècle, la France a été aussi nettement en retard dans l’adoption de la radio, de la télévision puis du téléphone (cf Un retard qui ne date pas d’hier en deux parties, datant de 2011). Encore aujourd’hui, de nombreux indicateurs placent la France dans le peloton de queue de la société numérique. Ci-dessous, un indicateur de la Commission Européenne relayé par France Stratégie dans sa note Tirer parti de la révolution numérique de mars 2016. Il met en évidence une position de la France au milieu des pays du sud de l’Europe. La raison principale? Un retard dans le déploiement du très haut débit, des services publics pas assez numérisés et de l’open data publique pas encore assez déployée.
Ce retard existe aussi depuis 20 ans dans la numérisation des PME, comme l’a rappelé le CNNum avec son pré-plan en 5 mesures présenté au gouvernement le 27 juillet 2016. Un plan qui se situe dans la lignée de nombreux plans du même genre inventés ces deux dernières décennies qui avaient tous un volet PME (plans Besson en 2008 et 2011, plan Lemoine en 2014, etc). En mars 2013, Google avait même lancé un plan pour former 100 000 entreprises au numérique. On aimerait d’ailleurs bien en récupérer les résultats!
La lecture d’ouvrages sur l’histoire de l’industrie française est édifiante. On peut ainsi y découvrir que les plaintes et complaintes d’aujourd’hui étaient déjà en vigueur il y a 150 ans. Comme si l’histoire se répétait. Il en va ainsi du manque de capital pour financer les aventures entrepreneuriales les plus prometteuses.
Louis Pouzin est l'inventeur du datagramme, une technique de commutation de données par paquets utilisée dans TCP/IP. Ici, intervenant à la conférence USI d'Octo Technology en juin 2016 à Paris.
On se plaint aussi régulièrement en évoquant nos inventeurs incompris comme Louis Pouzin, le créateur du datagramme, précurseur de la technologie TCP/IP qui motorise le réseau d’Internet. Et une grande injustice perçue: malgré les avancées du Minitel lancé en 1981, la France n’a pas tiré les fruits de l’Internet comme l’ont fait les américains qui en sont à l’origine. En cause? Nos élites de l’époque (les X-Telecom de la DGT puis de France Telecom) qui n’auraient rien compris à l’émergence de l’Internet et y résistèrent y compris dans la seconde moitié des années 1990.
Mais Louis Pouzin a quelques fameux homologues dans l’histoire de l’industrie française: Nicolas Joseph Cugnot avec son fameux fardier (1770), précurseur des machines à vapeur mobiles ainsi que les frères Montgolfier avec leurs ballons (1783). Les deux ont eu l’inconvénient de produire leurs inventions juste avant la Révolution Française et la période napoléonienne qui n’ont pas été favorables à l’émergence d’industries, surtout exportatrices.
Ont suivi Nicéphore Niépce (1827) et Louis Daguerre (1937) et l’invention de la photo, Auguste et Louis Lumière avec celle de la photo instantanée et le perfectionnement de la projection cinématographique, inventée à l’origine par Thomas Edison aux Etats-Unis, Gustave Eiffel et ses constructions métalliques (1858-1891) et Eugène Freyssinet (1928) et son béton précontraint. Aucun de ces inventeurs n’a été à l’origine d’un pôle industriel digne de ce nom. Et avant 1945, n’en déplaise à Jean-Michel Billaut, la France n’avait pas encore inventé l’ENA donc nos malheureux énarques n’y étaient pour rien!
Nous avons aussi vu dans le premier article de cette série que la France était aussi à la pointe de la génomique et du séquençage de l’ADN jusqu’à la fin des années 1990 pour presque tout laisser tomber après, alors que le marché prenait forme et que les industriels émergeaient dans le secteur. Nos efforts portaient sur la recherche et ont été abandonnés aux débuts de l’industrialisation. Le «time to market» semble être une donnée difficile à apprécier chez nous: nous arrivons ou trop tôt ou trop tard!
Pour ces révolutions industrielles clés, la France a généré des inventeurs brillants mais pas suffisamment d’industriels ambitieux. Les américains ont eu notamment Thomas Edison (Edison Company, l’ancêtre de l’actuel General Electric) et Georges Eastman (Kodak en 1885). Mais la grande majorité des entrepreneurs américains des 19e et 20e siècles n’étaient pas des inventeurs, tels Leland Stanford (rail), Andrew Carnegie (acier), Henri Ford (automobile), Nelson Rockefeller (pétrole). Heureusement, la France a tout de même eu ses grands entrepreneurs industriels comme les Schneider, Wendel, Michelin et autres Peugeot.
Nous avons une situation scientifique similaire dans le numérique. La France a une tradition scientifique solide avec de très grands mathématiciens (Descartes, Fermat, Fourier, Cauchy, Lagrange, Laplace, Lebesgue, Legendre, Mandelbrot, Monge, Poincaré, Poisson, Schwartz…), des physiciens (Ampère, Marie et Pierre Curie, Charpak, Coulomb, De Broglie, De Gennes, Becquerel, Carnot, Haroche, Fert) et nombre d’inventeurs. On a beau avoir tous ces mathématiciens et spécialistes de la sécurité informatique, le pays n’a pas pour autant de leader mondial de la sécurité informatique, tels que Symantec ou Checkpoint.
Le diagnostic est relativement aisé: les sciences et les inventions ne se traduisent pas automatiquement en innovations! Ces dernières sont l’aboutissement d’un processus entrepreneurial incertain dépendant de facteurs aussi bien matériels (énergie, capital) que culturels (la relation à l’argent et au succès, l’éducation). L’étroitesse de son marché intérieur, handicapé à la fois par sa taille et par ses retards chroniques à l’allumage, n’aident pas non plus.
Là-dessus s’est installé un Etat Colbertien et Jacobin dans un pays qui vit encore sous le Roi Soleil et attend tout de l’Etat. Depuis au moins Richelieu, l’Etat est un grand initiateur de projets industriels. Sous ce dernier étaient lancés les chantiers navals et les industries avales, notamment les corderies et les fonderies de canons.
Dans la vulgate politique, il est de bon ton de mettre en avant nos atouts. La France et ses talents, ses ingénieurs, ses mathématiciens, ses créatifs, ses grandes entreprises et son écosystème de start-up en plein développement. Mais créer une stratégie digne de ce nom nécessite de bien se connaitre, tant au niveau de ses forces que de ses faiblesses et sans se laisser porter par un amour propre déplacé.
Quelles sont nos véritables forces culturelles? Un sens de la critique et du détail, une tradition scientifique et théorique poussée, et pas seulement dans les mathématiques. La capacité à résoudre des problèmes très complexes que l’on retrouve dans le rôle de locomotive européenne dans la capacité à gérer de grands projets complexes, qui est la fois une force et une faiblesse. Même si ce rôle est largement partagé avec l’Allemagne. Nous avons aussi la créativité.
Notre grande diversité territoriale et historique font du pays une belle plateforme touristique mais toujours sous-exploitée faute de professionnalisme et de sens de la qualité, sans parler du manque de numérisation de l’offre. Nous avons aussi de grands groupes mondiaux de taille respectable. C’est le pays du bon vivre et de la qualité de la vie. La protection sociale y reste l’une des meilleures du monde.
L’éducation est presque gratuite, notamment dans les écoles d’ingénieur. On l’oublie, mais c’est une force pour attirer les jeunes, si on sait les motiver. Les jeunes diplômés français sont peu endettés en comparaison de leurs homologues passés par les universités américaines. Ils cumulent plus d’un trillion de dollars de dettes. Cette dette explique indirectement le coût exorbitant de la santé aux Etats-Unis. Mais n’oublions pas que ce qui fait notre force n’est pas unique pris isolément. Par exemple, on trouve d’excellents scientifiques et ingénieurs dans presque tous les pays du monde.
Et nos véritables faiblesses? Le pays est profondément conservateur, qu’il soit de gauche ou de droite. Une structure figée des élites avec des corporatismes lourds autant du côté des salariés que des patrons. Le patronat n’est pas encore assez modernisé. Les chercheurs sont mal financés, payés et sont démotivés. Les meilleurs ont tendance à s’expatrier. Et l’éducation va à vaux l’eau dans son ensemble.
La complexité administrative pèse aussi lourd dans «l’impôt temps» auquel sont soumis les entrepreneurs qu’au niveau des charges sociales et fiscales. S’y ajoutent selon France Stratégie dans son excellente note Compétitivité: que reste-t-il à faire? de mars 2016: «un déficit de compétences dans la population active, des déficiences du management des entreprises, la trop faible diffusion du numérique au sein du tissu productif, la complexité d’un cadre règlementaire insuffisamment propice au développement des jeunes entreprises innovantes».
Le principe de précaution inscrit à la fois dans la Constitution et dans les esprits bloque l’innovation. L’ascenseur social est en panne et manque bons role models. Les entreprises de toutes tailles sont lentes à mener leur transformation numérique qu’il s’agisse de l’outillage ou de l’esprit. La démographie est faible du côté des ETI. Le pays est industriellement, territorialement et politiquement trop fragmenté. C’est aussi vrai de l’enseignement supérieur et de la recherche. On voit donc trop petit. On pense trop services et pas assez produits.
Le populisme exige des solutions simplistes. La réalité est plus complexe et nuancée. Faut-il aussi ne s’intéresser qu’à nos forces et ignorer nos faiblesses comme le veut l’adage? Pas forcément car en ne nous reposant que sur nos forces, on risque de faire du sur-place. Il reste à identifier les facteurs de causalité entre toutes ces dimensions. Est-ce que le problème est traitable en s’intéressant à la culture et à l’innovation? Est-ce juste une question de sélection et d’organisation implicite et explicite des élites? Nous verrons qu’il faut s’attaquer à tout à la fois et dans la durée pour progresser!
Planifier quand tout va très vite
L’Etat avait quelque peu laissé de côté l’industrie entre le début des années 1990 et celui des années 2000. A partir de 2004, l’Etat s’est mis en branle, faisant le constat alarmant et constamment renouvelé que la France et les pays occidentaux font depuis deux décennies sur la désindustrialisation rampante de leurs économies. Elle détruit des emplois moyennement qualifiés en quantité sans les remplacer par autant par d’autres emplois. Cette désindustrialisation est la conséquence de plusieurs révolutions technologiques dont celle des porte-containers et les technologies de l’information et de la communication qui permettent plus facilement qu’avant de faire collaborer à grande distance des agents économiques. Ces technologies ont permis de produire moins cher dans les pays émergents, la Chine en premier.
Cela peut mener les démagogues à évoquer une industrie livrée à la main invisible de la finance mondiale. Cette finance mondiale aurait même soigneusement organisé un complot consistant à vider la classe moyenne de sa substance pour la plumer au profit d’intérêts financiers invisibles, concentrant la richesse dans les mains de classes favorisées avides. La réalité est plus simple: les agents économiques visent toujours à optimiser leur intérêt propre, et pas forcément de manière coordonnée. Sauf quand les Etats s’en mêlent à coup de règlementations ou de fiscalité.
L’Etat cherche en tout à réindustrialiser le pays pour limiter les dégâts, pris entre le «c’était mieux avant» et «ne ratons pas les trains qui passent». Entre l’Asie et les Etats-Unis, l’Europe est un peu perdue. Doit-elle se focaliser sur les hautes technologies sachant que le niveau augmente de ce côté-là en Asie? Doit-elle lever des barrières protectionnistes? Jouer sur les dévaluations compétitives, donc sortir de l’Euro pour la France? Des solutions expéditives, hasardeuses et qui ne sont pas à l’ordre du jour, sauf revirement politique.
L’Etat d’aujourd’hui ne peut plus lancer de plans industriels comme il y a cinquante ans. Son rôle est de créer les conditions favorables à l’émergence d’innovation et de transformations industrielles à même de rendre le pays compétitif. Il doit jouer de manière indirecte sur les facteurs qu’il contrôle le mieux: les lois, la régulation, la fiscalité, l’enseignement et le financement de la recherche ainsi que la diplomatie. Il peut éventuellement jouer le rôle d’acheteur, mais de manière bien plus limitée que pendant les trente glorieuses. Cependant, il peut le faire dans le domaine du numérique où il y a fort à faire, même si cela n’a que peu d’impact sur la compétitivité des industries «matérielles». En quelque sorte, l’Etat doit créer des plans «méta-industriels».
Quand l’Etat se met à micro-manager les orientations industrielles, il apparait souvent à la fois perdu et en retard. C’est le cas lorsque s’amoncèlent les tendances en tout genre. Rien que dans le numérique, on peut y perdre son latin avec le machine learning, l’Internet des objets, le big data, le cloud computing, le paiement mobile, les applications des Blockchains, l’économie collaborative ou toute autre forme de désintermédiation. Comment faire des choix? Aujourd’hui, l’Etat n’en fait pas et saupoudre son action. Là où il peut encore être interventionniste, il doit probablement se focaliser plus sur un nombre limité de paris où le pays peut faire la différence. Faire du me-too n’est pas une stratégie industrielle sauf lorsque l’on peut être compétitif côté couts, ce qui n’est pas dans nos cordes. La dimension temporelle est critique : les nouveaux marchés, notamment ceux qui sont les plus technologiques, se préemptent dans une course contre la montre. Une course qui revient souvent à être les premiers à créer des plateformes technologiques et les écosystèmes qui vont avec.
Dans ses plans industriels, L’Etat doit aussi tenir compte de grandes révolutions en cours dont la portée n’est pas évidente à appréhender:
- Comprendre que les mécanismes de l’innovation ne sont pas les mêmes dans tous les secteurs d’activité. Peu de secteurs industriels présentent les mêmes économies d’échelle et rendements croissants que dans le numérique et dans les biotechs. Il est moins évident d’y bâtir des organisations exponentielles telles que promues par Salim Ismail. Ils ne peuvent pas tous se développer via les mécanismes qui ont cours dans le numérique grand public avec des pivots à tout bout de champs et des boucles de feedback courtes et quasi temps-réel avec les utilisateurs. Cela a des conséquences sur le renouvèlement du tissu industriel et sur les modes de financement. Les compétences nécessaires et l’emploi générés ne sont pas les mêmes. L’industrie est plus «inclusive» que le numérique dans la pratique. Par contre, le numérique joue un grand rôle dans la compétitivité industrielle et à plusieurs niveaux : dans les phases (numériques) de la conception, dans l’intégration du numérique dans la valeur ajoutée – comme avec les capteurs et le big data – puis dans la vente, le marketing et la relation client, et enfin, quand c’est possible, dans la création d’écosystèmes matériels et immatériels autour des offres, transformées ainsi en plate-formes. En quelque sorte, il faut non pas rejeter le fordisme, mais inventer un nouveau fordisme numérique!
- La migration de valeur en cours des produits vers les services dans les modes de consommation. C’est une tendance évidente lorsque les produits se dématérialisent, surtout dans les contenus. Cette migration pourrait être l’une des plus importances conséquences de la migration progressive des véhicules vers la conduite automatique. C’est l’une des raisons du rôle clé des plateformes d’intermédiation numériques, associées au phénomène de l’Uberisation et qui se retrouvent dans un nombre de secteurs de plus en plus grand. Ce phénomène est amplifié par l’économie du partage qui améliorer l’usage des ressources matériels (logements, véhicules, infrastructures, outillage). Il génère une démonétisation de nombreux biens, services et du travail, entrainée aussi bien par l’économie collaborative que par des évolutions technologiques en cours. Elle devrait s’accélérer avec l’émergence de solutions d’intelligence artificielle qui auront un impact encore plus grand sur le travail, au gré du remplacement des salariés par des robots mécaniques et/ou logiciels. Mais l’impact de l’automatisation dépend des métiers et des évolutions qu’ils ont déjà subies ces dernières décennies comme l’analyse très bien L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce qu’on sait et ce qu’on ignore de France Stratégie. Dans l’industrie, est-ce finalement la fin du Fordisme ou sa prolongation par d’autres moyens?
- La grande quête des énergies renouvelables, le besoin de traiter leur intermittence et de trouver des moyens de stockage denses et efficaces des énergies et aussi de distribution alors que sa production se décentralise partiellement. Les enjeux scientifiques, technologiques et entrepreneuriaux restent très entiers et ouverts!
- La compréhension de l’évolution des marchés géographiques cibles : les pays émergents, les relations avec la Chine, le Graal du développement de l’Afrique. Avec quels marchés établir des traités de libre échange? Comment exporter ce que l’on peut et ne pas trop importer? Quels accords de transferts technologiques accepter pour favoriser nos exportations sans devenir les dindons de la farce? Quels sont nos rapports de force de ce point de vue-là avec les pays concurrents?
- L’évaluation de la capacité des grandes entreprises à se transformer. Certes, elles se lancent toutes dans des processus d’innovation ouverte et, dans la pratique, désinvestissent discrètement dans leur R&D interne. Elles ne sont pas plus à même qu’avant de générer des innovations de rupture dans leur industrie. Comment préserver cette capacité à se renouveler? L’Etat s’y intéresse en supportant notamment l’Alliance de l’Innovation Ouverte dont le second forum avait lieu pendant Viva Technology en juin 2016. Mais c’est laborieux. Ce n’est pas en affichant quelques startups plus ou moins aidées que l’on se transforme radicalement de l’intérieur.
- Prendre en compte les besoins en compétences à se réapproprier. La globalisation du sourcing technologique génère de nouvelles exigences. Les ingénieurs doivent réapprendre à fabriquer. Le «product management» est une discipline à mettre au programme des cursus aussi bien côté technologiques que business. Il faut dans le même temps ne pas chercher à pénaliser les entreprises «fabless» qui ne font que s’adapter aux exigences de coût de leur marché.
- Se poser la question de la notion même de croissance. Doit-on chercher à tout prix cette croissance? Apprendre à vivre dans un monde plus frugal? Ne doit-on pas plutôt chercher à optimiser le bonheur d’un peuple? A quoi ressemble ce bonheur? Comment rendre les français plus heureux et plus optimistes? Quel est le rôle de la créativité dans le bonheur?
Une stratégie commence par une vision partagée du futur. L’Etat et surtout ses politiques gérant le pays à vue, on en est malheureusement très loin. Et ce ne sont pas les populismes émergents qui vont améliorer cela puisqu’ils ne jouent que sur les angoisses pour contaminer la population.
Les grandes facettes du rôle de l’Etat stratège industriel
Quand aux Universités d’été du MEDEF en 2009, on demandait à Gary Shapiro, le patron du CES de Las Vegas, ce que les gouvernements devaient faire pour favoriser l’innovation, sa réponse brutale de Républicain bon teint était: «Just get out of the way». C’est évidemment un peu court. Même aux Etats-Unis, l’Etat fédéral est très interventionniste dans son financement de la R&D tout azimut: dans le complexe militaro-industriel évidemment, qui consomme la moitié des crédits, mais aussi dans les énergies renouvelables ou pas, dans la génomique et tout un tas d’autres domaines, notamment liés au numérique.
Dans la pratique, même sans lancer lui-même de projets industriels, le rôle de l’Etat en matière de stratégie industrielle est à la fois clé et très varié. On est passé d’un modèle d’intervention directe dans le développement d’industries clés à un modèle plus indirect d’influence (source: Claude Rochet).
Je vais classifier ce rôle générique de l’Etat en trois grandes fonctions:
- Il mutualise ce qui relève du long terme lorsque le secteur privé ne le prend pas naturellement en charge. C’est le rôle de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche publics. Il finance ou cofinance des infrastructures stratégiques, dans les transports physiques et immatériels, dans le logement voire dans de grands instruments scientifiques, le synchrotron Soleil en région parisienne en étant un exemple (les anglais en ayant un équivalent, le Diamond Light Source d’Oxfordshire), tout comme le LHC du CERN à Genève ou ITER à Caradache, qui sont des initiatives internationales à la portée technologique encore plus long terme. Cette mutualisation doit cependant être réalisée à bon escient et sans gaspillage économique. Elle peut être supra-nationale.
- Il créé les conditions favorables à l’entrepreneuriat et l’innovation. Elles sont culturelles, éthiques, légales, fiscales et financières. La fiscalité doit favoriser l’investissement au détriment de la rente. L’Etat peut jouer les rôles de client et de régulateur qui vont régir la dynamique du marché intérieur, parfois de manière coercitive comme dans les télé-déclarations pour les entreprises ou dans le contrôle du système financier. Il peut aussi fédérer les différents agents économiques pour définir des priorités et les cofinancer. Enfin, il fait en sorte que le développement industriel profite à la société en général: il améliore les conditions de vie, il profite aux investisseurs, entrepreneurs et salariés de manière équitable.
- Il aide les industries à exporter via ses fonctions régaliennes autant dans la diplomatie que dans le renseignement économique, en plus d’outils de promotion civils plus classiques (Business France, UKTI au Royaume Uni, US Dept of Commerce, etc). La diplomatie technologique est aussi en partie du ressort de l’Etat pour influencer l’émergence de certains standards techniques ouverts. Les accords internationaux, notamment en matière de libre échange, sont négociés et signés dans l’intérêt du pays et de ses industries. En théorie.
Dans The Entrepreneurial State (2013), Mariana Manzzacuto se bat contre l’idée selon laquelle le secteur privé prend des risques et l’Etat est conservateur et lent. Elle montre qu’au contraire, l’Etat – au moins américain – prend bien plus de risques et investit plus sur le long terme que toute entreprise privée.
Elle illustre cela en forçant le trait du cas d’Apple qui aurait bénéficié de la R&D publique américaine pour créer ses iPhone et iPad. Elle cite une douzaine de technologies: les microprocesseurs, la mémoire DRAM, les disques durs, les écrans LCD, les batteries au Lithium, les DSP, l’Internet, HTTP et HTML, les réseaux mobiles, le GPS, la roue de navigation (iPod première génération), les écrans tactiles multi-touch et les interfaces vocales, toutes issues de la recherche américaine financée par l’Etat fédéral. Elle oublie un point clé: à part peut-être l’écran multi-touch capacitif, toutes ces technologies mises en avant ne sont pas spécifiques aux produits d’Apple. Microsoft, Google, Nokia, Blackberry, Motorola, Samsung et d’autres y avaient aussi accès et n’en ont pas fait le même usage. Il y a donc un véritable processus d’innovation différentiateur en œuvre. Par ailleurs, un grand nombre de ces technologies ont été perfectionnées hors des Etats-Unis: les disques durs (celui du premier iPod provenait de Toshiba, et c’est un chercheur français – Albert Fert – prix Nobel, qui est à l’origine de leur perfectionnement), les écrans tactiles multi-touch (Taïwanais), les écrans LCD (japonais ou coréens) et les réseaux mobiles (développés aussi en partie en Europe).
Elle rappelle heureusement que la R&D ne se transforme pas par magie en innovations, ce que l’on sait bien mais n’applique pas assez en pratique. Aux Etats-Unis, il n’y aurait pas plus de projets de recherche qui se transformeraient directement en start-up qu’en Europe. Elle recommande de bien différentier le rôle des universités et laboratoires de recherche privée dans la recherche scientifique, des start-up dans les développements technologiques et des grandes entreprises dans la création d’économies d’échelle. Sans le savoir, elle jette une pierre dans le lac du Crédit Impôt Recherche qui pousse les startups à faire de la R&D un peu trop puriste, alors que les risques qu’elles prennent devraient être côté produit et marché, et pas du côté scientifique.
S’appuyant sur diverses études macro-économiques, pas toutes récentes, elle montre que la performance économique d’un pays est liée au pourcentage de son PIB investi en R&D publique et dans la création de compétences. Si on l’écoute bien, il faudrait donc réallouer une partie des dépenses de l’Etat, notamment de redistribution sociale, vers la formation et la recherche.
Elle oublie cependant d’évoquer un point clé des processus d’innovation: ils partent des problèmes et non pas des technologies. Les technologies sont là pour aider à la résolution de problèmes. L’état de l’art technologique et la prospective technologique permettent d’étendre le champ des problèmes qui peuvent être résolus par des innovations. Cette logique se comprend bien quand les problèmes sont matériels: le fait d’être en bonne santé, de bénéficier de transports rapides et fiables, de processus qui ne font pas perdre de temps, d’énergies renouvelables qui freinent le réchauffement planétaire, etc. C’est dans l’émotionnel que l’approche est plus délicate. Quel problème important Pokemon Go résout-il?
Mariana Manzzacuto met aussi en avant le rôle dynamisant de la DARPA aux Etats-Unis. Avec un peu plus de 400 personnes, embauchées avec des contrats de type CDD, elle distribue environ 3 milliards de dollars de financement de la recherche dans les universités et de développements technologiques dans les startups et entreprises établies. Elle finance des projets répondant à des besoins précis, selon des cahiers des charges et avec une mise en concurrence.
Au passage, elle se demande ce que sont devenus les laboratoires Bell Labs et Xerox. Ils existent encore. Mais les Bell Labs appartiennent maintenant aux finlandais de Nokia, après l’absorption en 2015 du franco-américain Alcatel-Lucent. A noter un cas qu’elle ne cite pas, celui de deux grands acteurs du numérique qui continuent d’investir à l’ancienne en recherche fondamentale et partout dans le monde: IBM et Microsoft. Comparativement, les GAFA investissent peu en recherche fondamentale même si, sans que ce soit bien documenté, une partie de la R&D de Google relève bien de la recherche orientée moyen et long-terme. Apple, Amazon et Facebook font peu de recherche long terme.
La leçon de l’histoire? D’un côté, IBM et Microsoft qui ne brillent pas toujours pour leurs innovations réussies et qui investissent énormément en recherche, et de l’autre, Apple, qui ne fait quasiment pas de recherche et est la référence en termes d’innovation! A méditer!
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Dans les parties suivantes de cette série, je vais passer en revue une dizaine de rôles de l’Etat pour créer les conditions de réussite des industries du pays.
Nous allons examiner ces différents rôles à la fois dans la manière dont ils sont assumés aujourd’hui et dans les progrès potentiels. Je vais aller assez droit au but dans certains cas. Pris isolément, ces dispositifs sont plus tactiques que stratégiques, mais bien orchestrés, ils peuvent être mis efficacement au service de stratégies industrielles concertées et orchestrées par l’Etat.
- L’Etat formateur et chercheur
- L’Etat fiscal
- L’Etat actionnaire
- L’Etat législateur et régulateur
- L’Etat acheteur
- L’Etat diplomate
- L’Etat espion
- L’Etat numérique
- L’Etat des élites
- L’Etat d’esprit
Olivier Ezratty est consultant en nouvelles technologies et auteur d’Opinions Libres, un blog sur les médias numériques (TV numérique, cinéma numérique, photo numérique) et sur l’entrepreneuriat (innovation, marketing, politiques publiques…). Olivier est expert pour FrenchWeb.
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