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Mais pourquoi les GAFA nous rendent notre temps ?

Par Karl Pineau, docteur en sciences de l'information et de la communication et membre du collectif les designers éthiques

Ces dernières semaines, parmis les nouveautés annoncées par les géants américains du numérique pour leurs services respectifs, figuraient un certain nombre de fonctionnalités visant à “rendre le contrôle aux utilisateurs”. Apple le formule ainsi : “iOS 12 intègre de nouvelles fonctionnalités pour limiter les interruptions et gérer le temps passé devant les écrans”. iOS et Android offriront donc dorénavant la possibilité de monitorer le temps passé sur son téléphone, ainsi que la possibilité – à l’instar de Facebook – de mieux contrôler les notifications que l’on souhaite recevoir.

Il semble que les géants américains du numérique aient entendu l’appel des utilisateurs. Depuis plusieurs années, des consommateurs, des collectifs ou d’anciens employés de ces grandes compagnies militent pour que celles-ci se montrent plus respectueuses envers leurs utilisateurs du point de vue de l’attention qu’elles requièrent. Tristan Harris, ancien cadre de Google et militant le plus célèbre de cette cause, prône ainsi un temps mieux dépensé ( time well spent, le nom de son premier think tank). Les fonctionnalités annoncées ces derniers mois montrent que le poids de ces demandes, de plus en plus pressantes dans les médias, a fait réagir les géants américains du numérique.

Néanmoins, cela pose question. En effet la plupart de ces entreprises, et tout particulièrement Facebook et Google, fonctionnent principalement autour de ce que l’on qualifie d’économie de l’attention. Leurs services sont gratuits et ces entreprises se financent par la publicité, souvent ciblée, qui y est diffusée ou par d’autres formes d’exploitation des données personnelles des utilisateurs. Quand c’est gratuit, c’est vous le produit. Que gagnent donc ces compagnies à accéder à la demande de leurs utilisateurs de passer moins de temps sur leurs services, ou d’être moins sollicités ? Lorsqu’un utilisateur inscrit sur Facebook ne s’y connecte pas, la compagnie ne gagne à priori aucun revenu de sa part, puisqu’il ne visionne pas de publicité. Quel est donc l’intérêt de Mark Zukerberg à déclarer qu’il pense qu’à long terme sera positif le fait que les utilisateurs de son réseau social y consacrent en moyenne légèrement moins de temps ?

En réalité, les internautes devraient plutôt s’inquiéter de ces nouvelles fonctionnalités annoncées par les GAFA. Car cela sous-entend que ces derniers ont trouvé le moyen de faire de l’argent d’autres manières qu’en vendant notre temps de cerveau disponible au mieux offrant. Cela veut dire que l’économie de l’attention, qui pré-existe largement au Web puisqu’elle est au coeur du modèle économique de nos industries culturelles et médiatiques, n’est plus nécessairement le seul modèle possible pour ces grands groupes du numérique. Ou plutôt, ce que laisse entendre Mark Zukerberg, c’est que cette économie de l’attention n’a plus une valeur quantitative, mais qualitative : « aider les gens à se connecter est plus important que de maximiser le temps passé sur Facebook ». Nul besoin de garder présent un utilisateur durant une grande plage de temps si on peut s’assurer qu’il génèrera rapidement de la valeur.

Ainsi, il est notable de constater que les fonctionnalités annoncées ne permettent d’évaluer que le temps que l’on passe sur notre téléphone. Cela nous renvoie à une vision très utilitariste de notre société et de son rapport aux nouvelles technologies : optimiser son temps, le dépenser utilement. Cependant, les internautes sont loin de ne dépenser que du temps. Nous dépensons de l’argent (via le e-commerce) et nous “dépensons” des données personnelles (sur les réseaux sociaux ou via les applications de nos smartphones). Or ce sont ces deux dépenses qui sont les plus rémunératrices pour les géants du numérique. Ce n’est donc pas un hasard si la nouvelle application d’Apple nous indique le temps passé sur notre téléphone et non le montant cumulé que nous dépensons sur l’App Store ou sur les différentes applications que nous utilisons.
Malgré les apparences, les services numériques que nous utilisons sont ainsi loin de nous redonner le contrôle sur notre usage des outils technologiques. Il semble même que le combat pour un plus grand respect du temps passé par les utilisateurs soit in fine contre productif. En effet, ce combat détourne en partie l’attention du fond du problème, c’est-à-dire la capacité des utilisateurs à maîtriser leurs usages dans leurs diversités des services numériques.

C’est pourquoi il est aujourd’hui impératif de repenser la conception des services numériques, aussi bien dans ses méthodes, d’exploitation des données personnelles ou de l’attention, que dans ses objectifs, business models et impacts sur nos sociétés. De nombreux concepteurs de services numériques cherchent ainsi à remettre du sens dans leur travail et dans leurs produits, avec pour soucis de remettre l’exigence de choix et de liberté de l’utilisateur au centre de la conception.

Le contributeur :

Karl Pineau est doctorant en sciences de l’information et de la communication et membre du collectif Les Designers Ethiques. Il travaille sur les impacts du design et de la conception numérique sur les utilisateurs de ces services, plus spécifiquement du point de vue de l’attention. Le collectif des Designers Ethiques regroupent des designers, sociologues, consultants, philosophes, chefs de projet numérique autour des problématiques liés à la conception de service numérique. Il est à l’origine des conférences Ethics by design.

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