Médias : votre survie ne dépend que de la confiance, et il y a danger…
Par Cyrille Frank, fondateur de Mediaculture.fr
Les médias en ligne – petits ou grands – ont organisé le 14 décembre 2017, leur raout annuel à la Gaîté lyrique. Y a soufflé un vent d’optimisme, même si subsistent des difficultés et des questions sur le financement de l’information, la participation en berne ou la prolifération des «fake-news».
La 8e édition du JPEL, j’épelle «journée de la presse en ligne» s’est donc tenue à Paris, à l’initiative du Spiil, le syndicat de la presse d’information indépendante en ligne, ouf, fin des acronymes indigestes.
J’y ai senti un frémissement. Le métier d’éditeur en ligne est toujours dur, mais il y a quand même du mieux. Et disons-le clairement: c’est le changement de modèle qui en est la cause.
Pendant longtemps, nous avons cru – je m’inclue évidemment dans le lot, comme co-créateur du défunt quoi.info devenu caminteresse.fr – que la publicité pourrait financer l’information en ligne, comme elle l’a fait très longtemps sur le papier, et continue de le faire en télévision.
L’abonnement, planche de salut économique, au prix d’une sélection socio-économique
C’était une erreur qui a été maintes fois expliquée, et liée à une multitude de facteurs.
Inflation de l’offre de contenus, chute mécanique des tarifs publicitaires par la fameuse loi de l’offre et la demande, concurrence massive de Google et Facebook sur la publicité – Ils captent +85% des budgets pub – grâce à leur atout technologique incomparable et la main-mise sur les données qui permettent un ciblage irrésistible pour les annonceurs.
Ce que résume Paul Nemitz, directeur des droits fondamentaux et de la citoyenneté de l’Union à la Commission européenne:
Paul Nemitz (Commission Européenne) – Non seulement les géants du web ont l’argent, ils ont les données de profilage, ils ont les technos et infrastructures. Cela pose de vraies questions sur le pluralisme de l’information. #jpel #presse #ai pic.twitter.com/dAABM0tu3m
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Bref, quasiment toute la presse en ligne française, 95% de la presse en ligne française d’après le Reuters Institute – est passée sur un modèle payant ou mixte. Cela signifie une offre d’abonnement payant, même si une partie des contenus reste accessible gratuitement.
David Legrand de Next Impact explique qu’il n’a pas eu trop le choix, pour survivre, même si le passage au payant lui a coûté intellectuellement, car elle restreint l’accès à l’information du plus grand nombre.
C’est le problème que je soulève dans cet article. D’où le fait qu’il laisse accessible gratuitement les papiers les plus importants à ses yeux sur le plan citoyen (loi sur le renseignement par exemple), à l’instar de Mediapart, sur quelques papiers.
.@davlgd on voulait pas de pub intrusive, pas ne nvx formats pourris, pas de tracking et donc : pas de business model pub, surtt avec la chute des CPM qui détériore les lignes édito (pour être rentable, « ft écrire 1 article sur Nabila avec une stagiaire ») #jpel #medias #presse pic.twitter.com/dYTzIbuGbD
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Mais, depuis la fin de la quête de financement éditorial par la publicité, certains titres ont trouvé un modèle grâce aux abonnements.
C’est le cas d’Arrêt sur images ou encore de Brief.me, qui a conquis 6000 abonnés dont 5000 en un an, grâce à un effort commercial et à des techniques de «marketing automation» fines (j’y reviendrai).
C’est une bonne nouvelle que de nouveaux médias innovants arrivent à se financer et que le lecteur revienne au centre finalement. Ce que dit très fort Maurice Botbol patron des éditions Indigo (professionnelles), pour qui, seule compte la qualité de la relation lecteur-contenus.
.@MauriceBotbol patron d’Indigo Publications, « ce qui me frappe, c’est que beaucoup d’éditeurs de croient pas en la valeur de leur info. Diversifications, salons, conférences mais on ne met pas assez d’argent sur les contenus » #jpel #medias #presse pic.twitter.com/tVib5QuhZe
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
La publicité native: un risque démesuré pour les nouveaux médias, par le rapport de force déséquilibré
D’autres comme Madmoizelle.fr ont opté pour de nouvelles formes de publicité comme la publicité native, faite «sur-mesure» pour l’annonceur, au rendement bien supérieur à la fameuse annonce «display» (la bannière toute bête).
Le problème de l’indépendance éditoriale se pose alors immédiatement sur ce genre de contenus. La rédactrice en chef du site et son responsable marketing se sont voulus rassurants.
Clémence Bodoc rédac chef de @madmoiZelle et @fabflorent subi des reproches sur la pub, mais bcp plus sur le display qu’avec les contenus sponsorisés – car on a le contrôle édito in fine #jpel #presse #medias pic.twitter.com/pKf1L726cz
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Native ad compatible avec la déontologie journalistique ? @fabflorent de @madmoiZelle Question d’éducation aux lecteurs et surtout aux annonceurs. Laissez nous libre de faire notre métier, c’est dans votre intérêt ! #jpel #medias #presse pic.twitter.com/IJaeUqx40c
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Je suis le premier à dire qu’on peut rester indépendant éditorialement, sous réserve de rester ferme sur la déontologie et de bien éduquer son annonceur. Mais je dois quand même apporter un gros bémol par rapport à ce que j’écrivais là. Cette liberté est toujours une question de rapports de force.
A l’époque où je négociais avec les annonceurs, je travaillais pour un gros portail AOL (jusqu’à 11 millions de vues/mois, avec des taux de clics incomparables avec ceux d’aujourd’hui.) Rien à voir donc avec l’asymétrie du rapport de force entre un petit site indépendant et un gros annonceur.
Il existe donc aujourd’hui un vrai risque de dérive déontologique de la presse dans son traitement de la publicité native et autres formes de sponsoring de contenus. Sauf pour ceux qui sont forts, restent fermes et ne dépendent pas trop de la publicité en fait.
Bravo à ceux qui parviennent à garder leur indépendance vis à vis des annonceurs, et je suis d’accord avec ceux qui pensent qu’il faut aussi être pragmatique pour survivre.
A condition de ne pas y perdre son âme. Tout est encore une question de curseurs et d’équilibre. L’absolue pureté est un mythe dangereux, comme nous le rappelle l’actualité quotidienne.
.@ericfotto les médias ont le devoir de survivre, et faire fonctionner leur entreprise, en restant fidèle à leurs valeurs, à la transparence. Produire une info honnête, vérifiée à l’ère des fake news et de la concurrence du complexe « médiatico-industriel » #jpel #presse #medias pic.twitter.com/rGZHETGVLT
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Opposition intéressante avec @isabellegermain pr qui la publicité produit con-substantiellement des injonctions aux femmes. Pour @madmoiZelle, il faut être pragmatique, éviter le moindre mal, pour financer son média #jpel #presse #medias pic.twitter.com/EwYp7M9hWz
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
La confiance est le nouvel or à conquérir!
Mais sur le long terme, je suis en complet accord avec Jean-Christophe Boulanger, président du Spiil et de Contexte – qui estime que la confiance est ce qui vaudra le plus cher demain. Ne surtout pas détériorer ce lien est le plus important!
.@jcboulanger je suis optimiste pour l’avenir des nouveaux médias. Le « business de la confiance » va devenir de plus en plus important à mesure que le monde devient incertain (cf le boom des abos au NYT suite à l’élection de Trump) #jpel #presse #medias pic.twitter.com/Lrs7IeyI7e
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
D’où la nécessité d’être transparent, de ne pas prétendre à la vérité, de discuter avec ses lecteurs, et de dire «d’où l’on parle».
Pour isabelle Roberts (@Lesjoursfr),le plus important est d’être transparent sur les aides et subventions reçues #jpel #presse #medias pic.twitter.com/rvcmPu9ynV
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
.@jcboulanger pdg de @Contexte et du @spiil transparence sur les déclarations d’intérêt des journalistes qui vont très loin: position politique, dons à des organisations militantes etc. #jpel #presse #medias #erratum pic.twitter.com/84LKUZOUl5
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
L’interaction est clé pour bâtir cette confiance: ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain des trolls
Ce qui rejoint la problématique du premier atelier de la journée – sur la gestion des communautés et les commentaires.
Je suis hélas tellement en accord avec Yann Guégan qui pense que les médias ont beaucoup renoncé sur ce plan.
Les trolls, commentaires insupportables, et le travail de modération épuisant ont eu la peau du «user generated content». Les journalistes et médias ont jeté l’éponge, dans leur majorité.
Repli des journalistes sur leur métier, les commentaires sont de plus en plus délaissés. « On a échoué globalement dans la transformation du métier » @yannguegan #JPEL pic.twitter.com/GsDRhbj2Fn
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Nous voyons bien tous deux les raisons pratiques et économiques de ce renoncement. Trier les commentaires, intégrer les témoignages intéressants, donner du sens à l’expression des internautes prend du temps, et cela coûte de l’argent.
Peut-être devons nous aussi reconnaître une part d’utopie dans nos discours premiers. Lui avec Rue89, «l’info à trois voix» – et moi avec Quoi.info, «l’info pour les nuls» par questions-réponses.
Il n’empêche que j’ai vraiment l’impression qu’on jette le bébé avec l’eau du bain. Et que les difficultés actuelle de modération, de fake-news ne justifient pas le retour à une info descendante, délétère dans le rapport aux lecteurs, qui ne peut qu’accentuer les difficultés de la presse et non les résoudre.
Rappelons que selon le baromètre 2017 La Croix-Kantar Medias, 67 % des sondés estiment que les journalistes ne sont pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir. C’est dire si la confiance est faible!
Quant à la confiance en les informations provenant du web, c’est encore pire: seuls 26% des sondés se montrent confiants (-5 points en un an), et tous les médias sont affectés par la baisse.
A quoi peuvent donc servir les commentaires et en quoi contribuent-ils à construire la confiance des lecteurs? La réponse est simple et vaut en général: il faut d’abord écouter pour être entendu.
Question ds la salle : en quoi la participation améliore la confiance des lecteurs ? @yannguegan tb question ! Pour être écouté, les journalistes doivent commencer à écouter eux-mêmes. Règle de base de la com’ en général ! pic.twitter.com/l5J1UU7Afn
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
Mais en aucun cas la démocratie participative n’est une modèle absolu. Churchill qualifiait avec humour la démocratie de «pire système à l’exclusion de tous les autres».
Yann a soulevé le problème de certains blogs Mediapart, utilisés comme instruments de légitimation des pires fakes.
L’usage 2.0 a été détourné à des fins militantes et de lobby. Il faut aussi en tenir compte dans la gestion des médias, ce qui complique la donne en effet du point de vue des coûts.
Mais il existe des solutions techniques et éditoriales – reprendre la main par une sélection ou un appel ciblé à commentaires etc. Des milliers de formats restent à inventer, milite Yann, et je ne peux qu’abonder en son sens!).
.@yannguegan les médias devraient s’inspirer de l’auto-organisation de Reddit, par un système de votes, et notation assez malin. Mais, cela implique de mettre les moyens ! #presse #medias #JPEL pic.twitter.com/2a7qhqBGMs
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
On pourrait dire la même chose de l’abonnement. Sans être une panacée, cela reste un moindre mal, à condition de ne pas tomber dans la démagogie. En politique, comme en presse, aucun système de garantit rien. Ce sont les hommes qui décident, in fine.
A moins que ce ne soit le système qui fasse les politiques? La question est complexe et il y a sans doute une interaction entre les deux, mais c’est un autre débat…
.@d_schneidermann le moins mauvais des systèmes en termes d’indépendance reste l’abonné, mais ce n’est pas la panacée. L’abonné peut aussi être ultra-chiant cf chantage au désabonnement #jpel #presse #medias pic.twitter.com/N6AfcmqNHB
— Cyrille Frank (@cyceron) 14 décembre 2017
L’expert:
Cyrille Frank est journaliste. Fondateur de Mediaculture.fr et Quoi.info («l’actualité expliquée», devenu «ça m’intéresse»), il accompagne les médias dans leur mutation numérique. Formateur en marketing de contenus, stratégie éditoriale (augmentation de trafic, fidélisation, monétisation d’audience) et en usages des réseaux sociaux (acquisition de trafic, engagement…).
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