Mobiliser l’entrepreneuriat au service de la transformation organisationnelle : oui mais comment?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
La question de la transformation organisationnelle continue de représenter un défi qui semble parfois insurmontable pour les grandes organisations confrontées aux changement profonds de leur environnement. Elles sont conscientes qu’il faut changer, font d’importants efforts pour cela mais souvent sans grand résultat.
Ces dernières années, ayant fait le constat que les grands plans stratégiques soigneusement orchestrés suivant une logique apparemment impeccable ne menaient à rien, elles se sont tournées vers l’entrepreneuriat et toutes ses variantes (hacking, lean start-up, etc.) avec une idée qui semble elle aussi très logique : dans une époque plus entrepreneuriale, la clé de la transformation organisationnelle c’est que nos collaborateurs deviennent plus entrepreneuriaux.
Mais là encore les résultats sont décevants. Non seulement les grandes organisations tuent l’initiative entrepreneuriale à petit feu mais surtout, l’expérience montre que l’initiative entrepreneuriale même réussie ne contribue que modestement à la transformation. Il faut mobiliser l’entrepreneuriat de façon différente. Mais comment?
Dans notre ouvrage «Stratégie modèle mental», Béatrice Rousset et moi expliquons comment, au cœur de la transformation organisationnelle, se trouve la notion de modèle mental. Un modèle mental est un ensemble de croyances et de valeurs individuelles et collectives que nous construisons pour représenter le monde de façon efficace, c’est à dire pour qu’il nous permette d’agir.
Une organisation est définie par ses modèles mentaux qui la façonnent et définissent son identité de façon profonde. Transformer une organisation nécessite donc de transformer ses modèles mentaux. Ceux-ci constituent donc à la fois le point d’entrée dans l’organisation, mais aussi la «matière première» à travailler. Il faut les exposer (car ils sont le plus souvent inconscients), les tester pour identifier où ils sont nocifs, et les ajuster.
La question c’est comment faire tout cela. Même si la notion de modèle mental existe (sous des termes parfois différents) dans un grand nombre de disciplines, elle a très peu été mobilisée par le management qui n’a donc pas développé de pratique spécifique pour cela.
Les entrepreneurs, transformateurs de modèles mentaux
Dans le domaine économique, c’est vers les entrepreneurs que nous devons nous tourner pour retrouver la notion de modèle mental. En effet, les entrepreneurs nous font accepter des choses qui étaient inimaginables ou inacceptables auparavant. AirBnB nous fait ainsi trouver normal de loger un parfait étranger dans notre salon. BlaBlaCar nous fait trouver normal de voyager dans la voiture d’un inconnu.
Facebook nous fait exposer tous les détails de notre vie privée sur la place publique. Ceux qui font tout cela aujourd’hui ne l’auraient jamais fait il y a encore quelques années. La spécificité des entrepreneurs est donc de remettre en cause, puis ajuster des modèles mentaux qui semblaient auparavant être des vérités universelles et absolues, comme «Jamais un étranger ne dormira dans mon salon».
Dès lors, ce que nous devons mobiliser de l’entrepreneuriat pour transformer les organisations, ce ne sont ni ses méthodes, ni sa créativité, ni sa supposée agilité, ni ses postures, mais sa capacité à changer les modèles mentaux en lien avec une réalité complexe et changeante. Si les entrepreneurs sont capables de le faire sur de nouveaux marchés, alors nous pouvons nous inspirer d’eux pour le faire au sein d’une organisation.
Mais comment font les entrepreneurs pour changer nos modèles mentaux ? Là encore, nous avions la réponse sous les yeux depuis longtemps ! Il y a près de 20 ans en effet, la chercheuse américaine d’origine indienne Saras Sarasvathy a montré, dans un travail pionnier, que les entrepreneurs ne sont pas des êtres hors-normes, mais des individus normaux qui appliquent cinq principes relativement simples, qu’elle a regroupés sous le terme «effectuation», qui correspondent à des modèles mentaux alternatifs: démarrer avec ce qu’on a (la réalité de l’organisation, c’est à dire ses modèles mentaux), agir en perte acceptable (faire des petits changements sans risque), susciter des engagements (accorder nos modèles mentaux avec d’autres et agir sur cette base), tirer parti des surprises pour agir (car la surprise illumine nos modèles mentaux), et créer un contexte favorable dans l’organisation pour que ces modèles alternatifs soient mobilisés.
Un point d’entrée –les modèles mentaux– , cinq modèles alternatifs inspirés des entrepreneurs, et une discipline pour les pratiquer au quotidien. Nous pouvons désormais mobiliser l’entrepreneuriat et ses principes non plus de manière naïve (soyons entrepreneurs et tout ira bien!) mais concrète pour que chacun puisse agir ici et maintenant et permette ainsi de tracer un chemin possible pour l’organisation et la remettre en mouvement.
Cet article est tiré de l’ouvrage « Stratégie modèle mental» , co-écrit avec Béatrice Rousset et publié chez Diateino.
Sur la question des modèles mentaux et de leur importance pour la transformation, lire mes articles précédents: Ce qui bloque votre transformation organisationnelle, ce sont vos modèles mentaux, Un monde de ruptures: Le grand soir des modèles mentaux, et Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain: la vision comme modèle mental.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations. Pour suivre ses écrits, rendez-vous sur son blog.
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