Monter une entreprise rentable, un concept dépassé?
Par Jean-Louis Bénard, expert FrenchWeb
Être une entreprise profitable n’a jamais vraiment eu la cote dans l’imaginaire collectif français. Dans les années 90, lorsque j’ai monté ma première entreprise, le profit des entreprises était directement associé à l’exploitation de collaborateurs. Une entreprise profitable, c’était une entreprise qui gagnait de l’argent sur le dos de ses employés pour nourrir les actionnaires. Toutes les entreprises étaient un peu mises dans le même sac. Les patrons et les actionnaires d’un côté, les travailleurs de l’autre.
Aujourd’hui, la compréhension de ce que peut être une TPE ou une PME versus une grande multinationale est sans commune mesure. L’image de l’entrepreneur a elle aussi radicalement changé. Pourtant monter une entreprise rentable n’a toujours pas la cote. Encore moins peut être. Le modèle d’hyper-croissance est devenu la référence. Ce qui compte, ce n’est pas d’être rentable, mais de croître aussi vite que possible. De lever autant d’argent que possible. Le profit, on s’en moque, ce sera le problème des futurs acquéreurs ou des petits porteurs si on rentre en bourse. Un modèle finalement bien commode puisqu’il anéantit le premier problème.
On ne gagne pas d’argent sur le dos des employés, puisqu’on ne gagne pas d’argent. Bien au contraire. On fait profiter tout le monde en proposant des stock-options, des actions gratuites. Le cash qui coule à flot permet de rendre la vie confortable (en apparence du moins). Le baby-foot et la nourriture gratuite, c’est so « Années 2000 », maintenant c’est vacances illimitées, avantages multiples et ton condescendant à l’égard des PMEs qui « feraient bien de se bouger ». Pourvu que la sacro-sainte croissance, la lumière indispensable pour faire pousser en accéléré les tomates hors sol, soit de la partie. Car lorsque le marché se retournera comme en 2001, l’histoire sera moins flamboyante pour ceux qui n’auront pas eu le temps de passer la patate chaude à d’autres.
Un modèle de pensée unique
Qu’on se le dise : les entrepreneurs qui ne rêvent pas du statut de licorne en ont plus qu’assez de voir ériger en modèle de pensée unique un système dans lequel ils ou elles ne se reconnaissent pas. Ce fonctionnement a des vertus, mais ce n’est pas celui de tous les entrepreneurs. L’hyper-croissance financée à perte n’a pas que des qualités. Elle est souvent toxique pour l’écosystème car elle favorise – sciemment – des pratiques malsaines : dumping et pratiques commerciales ultra agressives, débauche éhontée de moyens, chasse à grande échelle de profils etc. Son objectif inavoué est d’anéantir ou de disrupter la compétition en la faisant étouffer sous le poids du cash levé. Reid Hoffman ne s’en est jamais caché dans Blitzscaling, la bible sur le sujet.
Sociabble, l’entreprise que j’ai créée il y a 7 ans avec mes associés, est rentable. Comme toutes les entreprises que j’ai créées avant. Oui cela limite peut-être la croissance (20 à 30% par an pour nous). Mais cela ne nous a pas empêché de construire une entreprise globale présente en Europe, en APAC et aux US. Cela ne nous empêche pas de battre nos compétiteurs américains en hyper-croissance sur des deals internationaux. Surtout cela permet de travailler avec sérénité, de faire des choix qui ne sont pas dictés par l’urgence du taux de croissance à maintenir à tout prix. Cela nous permet de respecter notre écosystème. Cela nous permet d’embaucher à un rythme raisonnable, de maintenir notre culture et nos valeurs en laissant aux gens la possibilité de grandir à un rythme soutenable. Cela me permet de penser que même si une crise arrive, nous saurons faire face et mieux préserver les emplois, comme nous l’avons fait au cours de la crise COVID. Quand j’entends des podcasts où l’on demande à des entrepreneurs hyper financés du Next40 ou du FrenchTech 120 comment ils ont eu le « courage » de licencier, je m’interroge.
Une communication bien orchestrée
En 27 ans d’entreprenariat, je n’ai pas versé une seule fois de dividendes. Cela arrivera peut-être un jour, d’ailleurs, ce n’est pas honteux. Pour le moment, avec mes associés, nous avons toujours préféré tout réinvestir pour développer l’entreprise. Cette année, chez Sociabble, alors que nous étions encore en dessous des obligations légales, nous avons décidé de reverser 50% de notre résultat 2020 avant impôts à nos collaborateurs, sous forme d’une prime identique pour tous. Un moyen de récompenser leurs efforts en cette période un peu difficile, mais aussi un message pour leur dire : ici on ne sacrifie pas tout sur l’autel de la croissance.
Un message envoyé aussi à l’externe pour dire aux entrepreneurs : ne cédez pas aux sirènes d’une communication très bien orchestrée pour vous faire tourner un peu plus vite dans votre roue de hamster. La croissance à tout prix, on s’en moque. Et on n’est pas les seuls. Ils sont légion, ces entrepreneurs trop occupés pour se faire entendre, mais qui ont construit une entreprise rentable, responsable, respectueuse des collaborateurs. Et les investisseurs qui comprennent ce modèle existent aussi. Ardian, qui investit dans mes entreprises depuis plus de 20 ans, en est un exemple.
Profit vient du latin profectus. Il est synonyme de progrès, d’avancement, de succès. Soyez-en fiers.
L’expert
Jean-Louis Bénard est co-fondateur et CEO de Sociabble, une plateforme utilisée dans plus de 80 pays, qui permet aux entreprises de bien informer et d’engager les collaborateurs, pour qu’ils deviennent des ambassadeurs. Il est également Chairman de Brainsonic, une agence qu’il a fondée en 2003. Auteur ou co-auteur de plusieurs ouvrages, dont «Extreme Programming» (Eyrolles), il est par ailleurs investisseur dans plusieurs startups françaises.
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