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Palantir, l’entreprise qui rêve de devenir l’Operating System de l’État américain

En 2025, Palantir n’est plus une startup parmi d’autres. Elle est devenue une pièce maîtresse des infrastructures de l’État américain, fournissant des logiciels d’analyse de données à l’armée, aux agences fiscales, aux hôpitaux et même à des chaînes de restauration rapide. Sa trajectoire interroge : une entreprise privée, fondée par des figures libertariennes de la Silicon Valley, façonne désormais la manière dont l’État américain collecte, interprète et agit sur ses propres données. Jusqu’où ce transfert de souveraineté peut-il aller ?

De la traque des fraudeurs à l’architecture de la décision publique

Née en 2003 dans le sillage des attentats du 11 septembre, Palantir applique à l’univers physique les méthodes de détection de fraude conçues chez PayPal. Son logiciel Gotham permet aux services de renseignement, à la police ou à l’armée de croiser des masses de données hétérogènes, souvent non structurées, pour en extraire des profils suspects ou des cibles. Le Département de la Défense, la CIA, le FBI, l’IRS, le pentagone les douanes ou encore la police new-yorkaise figurent parmi ses premiers clients.

Ce qui relevait à l’origine du domaine militaire et sécuritaire s’est étendu au monde civil. Palantir équipe aujourd’hui le système de santé américain (HHS), des assureurs privés, des hôpitaux, des agences fiscales, et même Wendy’s, pour l’optimisation logistique. L’objectif est toujours le même : rendre l’État plus “efficace” en industrialisant l’interconnexion de ses données.

Une ambition explicite : devenir le système d’exploitation du gouvernement

Shyam Sankar, CTO de Palantir, le déclarait en 2021 : l’ambition de l’entreprise est de devenir « le système d’exploitation du gouvernement américain ». L’image n’est pas métaphorique. Palantir propose à ses clients une architecture logicielle unifiée capable d’absorber des volumes massifs de données, d’en tirer des modèles prédictifs, et de piloter des décisions automatisées.

L’IRS teste actuellement un méga-API conçu par Palantir, capable de centraliser l’ensemble des données fiscales des contribuables. L’idée est de hiérarchiser les cibles d’audit à partir d’algorithmes, afin de maximiser les redressements les plus “rentables”. Le département de la Santé l’utilise pour coordonner les services liés à Medicare et Medicaid, ce qui implique l’accès à des millions de dossiers médicaux.

Le pouvoir sans contre-pouvoir

Palantir n’est pas une entreprise neutre. Son fondateur Peter Thiel défend une vision libertarienne radicale, hostile à la démocratie représentative. Lors d’un discours à la conférence Libertopia en 2010, il affirmait : « Peut-être qu’on ne pourra jamais gagner une élection pour faire ce qu’on veut. Mais la technologie offre un moyen de changer le monde unilatéralement. »

Cette idéologie s’incarne dans la gouvernance même de l’entreprise. Grâce à une structure d’actions à droits de vote différenciés (les “Class F shares”), les fondateurs conservent près de 50 % des droits de vote tout en ne détenant que 6 % du capital. Cela leur confère un pouvoir absolu sur les décisions stratégiques, sans véritable redevabilité.

De l’algorithme à la létalité

Palantir ne se contente pas d’analyser les données. Elle les injecte dans des systèmes décisionnels critiques, y compris militaires. L’entreprise revendique sa participation à des opérations de ciblage, intégrée dans ce que l’armée américaine appelle la “kill chain” : la séquence allant de la détection d’une menace à sa neutralisation.

Cette proximité avec les opérations militaires devient un argument marketing. Palantir se présente comme une entreprise faite pour les temps difficiles et se félicite de sa capacité à agir là où d’autres refusent par crainte politique.

Une stratégie assumée du choc

Le succès de Palantir repose sur un double levier : la crise et la peur. L’entreprise prospère sur les défaillances systémiques des institutions publiques, qu’elle identifie, amplifie et prétend résoudre. Son discours repose sur une critique du complexe militaro-industriel classique, jugé inefficace, et une promesse de disruption technologique. Shiam Sankar dénonce « la financiarisation de la défense » et appelle à une “réforme”, dont Palantir serait l’instrument.

Cette rhétorique fonctionne. En 2024, Palantir a remplacé Ford dans le S&P 100, et a vu ses revenus grimper à près de 2,9 milliards de dollars, dont 55 % issus de contrats gouvernementaux. L’administration Trump, notamment via le Department of Government Efficiency (DoGE), serait prête à confier à Palantir la refonte logicielle de l’ensemble des systèmes publics, de la fiscalité à la santé.

En Europe, une percée limitée… sauf au cœur du renseignement français

Si Palantir nourrit depuis ses débuts l’ambition de s’implanter durablement en Europe, sa présence y demeure à ce jour relativement contenue. En France, la société américaine compte néanmoins plusieurs clients industriels majeurs, parmi lesquels Airbus, Forvia, Stellantis ou encore Société Générale.

Mais un cas particulier retient l’attention : depuis 2016, Palantir équipe la DGSI, à la suite des attentats du 13 novembre 2015. Face à l’urgence, cette solution avait été choisie comme réponse rapide pour renforcer les capacités de traitement et de corrélation des données au sein des services de renseignement. Pourtant, cette décision avait suscité une large inquiétude au sein de l’appareil d’État. En raison des enjeux de souveraineté, l’ensemble des acteurs concernés — ANSSI, DGA, communautés du renseignement — s’étaient accordés sur la nécessité de développer une alternative nationale.

C’est dans cette optique qu’a été lancé en 2022 l’appel d’offres OTDH (outil de traitement des données de masse), actuellement en phase de sélection finale. Trois candidats restent en lice : le lyonnais Blueway, ChapsVision, et Athéa — coentreprise réunissant Atos et Thales. L’issue de cette procédure, hautement stratégique, est très attendue.

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