Pourquoi construire sa stratégie d’entreprise à partir de la technologie
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Il existe un modèle dominant de la stratégie dans lequel les buts sont déterminés, puis les moyens nécessaires sont rassemblés et déployés. Ce modèle, très cartésien, repose sur une séparation nette et unidirectionnelle entre la conception, noble, et la mise en œuvre, subordonnée. Or la révolution technologique que nous vivons depuis plusieurs années fait voler en éclat cette distinction: de plus en plus, ce sont les moyens qui permettent des buts. Tirer parti de cette révolution nécessite un intérêt sincère et profond des stratèges pour la technologie et ce qu’elle permet. Dans beaucoup d’entreprises, nous en sommes loin.
L’histoire est de celles qui font les légendes, mais elle mérite d’être contée une fois de plus. En 1979, IBM était confrontée à un dilemme: les ordinateurs personnels commençaient à connaître un succès important, notamment l’Apple II, menaçant le modèle historique des ordinateurs centralisés auxquels on se connectait par un terminal, où IBM excellait. Avec beaucoup de retard, et comprenant que concevoir et vendre un PC était radicalement différent d’un mainframe, IBM décide de créer une petite équipe autonome, et de l’installer très loin de son siège social, en Floride à Boca Raton.
L’approche fonctionne à merveille: en quelques mois le produit est prêt et en août 1981, le premier IBM PC est lancé, qui changera la face de l’industrie pour toujours. Et pourtant, IBM a commis une erreur qui lui coûtera cher: sous-traiter le microprocesseur à Intel et le système d’exploitation à Microsoft, deux petites entreprises à l’époque qui pèsent bien peu face au géant. A posteriori, elle paraît incroyable: en quelque sorte, IBM leur a laissé les clés du bar. Et pourtant, elle s’explique simplement: jusqu’au PC, la valeur d’un ordinateur était dans l’intégration, domaine où IBM excellait. Avec les ordinateurs individuels, l’industrie se désintègre; chaque composant est produit par une entreprise spécialisée. L’architecture se banalise et les deux composants les plus cruciaux deviennent le processeur et le système d’exploitation.
IBM n’a pas perçu ce changement, ou plus précisément, elle a vu qu’il y avait un changement mais n’en a pas perçu la nature ni les implications. Dans l’ancien monde des mainframes, le processeur n’est pas important et le système d’exploitation n’est qu’un morceau de code qui sert à lire et écrire des fichiers. Le reste de l’histoire est connu. Bien qu’ayant défini le standard PC, IBM perdra rapidement la main dessus, laissant Intel et Microsoft devenir à leur tour des géants et dominer l’industrie jusqu’à ce jour. A la base de l’erreur stratégique d’IBM se trouve une erreur d’appréciation de ce que le changement technique impliquait. Elle a regardé le nouveau monde avec le modèle mental de l’ancien monde.
Et cette erreur d’appréciation est très fréquente. Elle se manifeste en particulier aujourd’hui avec la technologie. Combien de fois ai-je entendu, de la part de gens par ailleurs brillants, « Bah, la technologie ça ne compte pas, ce n’est qu’un outil! Ce qui compte c’est la stratégie! » Il y a deux erreurs dans une telle affirmation: d’une part, l’erreur de ne voir la technologie comme un outil, et celle de croire qu’on peut séparer les deux.
La technologie, plus qu’un simple outil
Voir la technologie comme un simple outil traduit un modèle mental cartésien dominant de la pensée stratégique. Dans ce modèle, la technologie est au service de la stratégie, elle lui est subordonnée et permet simplement de la mettre en œuvre. Elle répond à ses exigences. Le problème c’est que l’innovation technologique a toujours créé de nouveaux possibles. Elle n’a que très rarement répondu à des besoins exprimés: on invente une nouvelle technologie, et ensuite on se demande à quoi elle peut servir. Autrement dit, dans un monde de très forte innovation technologique, la stratégie se fait de plus en plus à partir des possibles créés par celle-ci. La proposition cartésienne est donc inversée: étant donné la technologie, que peut-on faire? On part des moyens pour imaginer de nouveaux buts. On reconnaît là l’un des principes de l’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs, qui s’applique ici à la technologie.
La stratégie ce n’est pas raisonner dans le vide des grands espaces conceptuels, c’est aussi imaginer ce que la technologie permet qui n’était pas possible avant. Partir d’un but et n’utiliser la technologie que pour servir ce but, c’est limiter ses possibilités au passé, c’est fonctionner sur un stock fermé de possibles, c’est se limiter à améliorer l’existant. Le chercheur Clayton Christensen a ainsi montré que le plus gros facteur d’échec des grandes organisations face aux ruptures consiste à mobiliser une technologie nouvelle au service de leur activité historique, ce qui ne permet que des améliorations incrémentales, au lieu de construire une nouvelle activité autour de la technologie pour en exploiter le potentiel, ce qui est le véritable sens de l’innovation de rupture. Par exemple, lorsque le transistor a été inventé, les fabricants de radio ont essayé de l’utiliser pour remplacer les tubes, fragiles, mais il ne donnait pas des performances sonores acceptables; les fabricants ont donc conclu que le transistor n’avait pas d’intérêt pour eux et sont restés aux lampes.
Naturellement, construire une nouvelle activité autour de la technologie pour en exploiter le potentiel n’est possible que si les dirigeants de l’entreprise ont un intérêt pour la technologie. S’ils sont prisonniers d’un modèle cartésien, ils n’investiront pas de temps et d’attention dans cette réflexion créative sur les possibles stratégiques d’une nouvelle technologie et passeront à côté des ruptures.
Ce désintérêt pour la technologie et de son potentiel se traduit souvent de nos jours aussi dans l’obsession de l’orientation client qui fait tant de ravages dans les organisations. Dans l’une des entreprises avec lesquelles je travaille, j’ai ainsi appris qu’à un ingénieur qui venait lui présenter un projet, un dirigeant avait répondu: « si ça ne sert pas à améliorer l’expérience client, ça ne m’intéresse pas. » En l’occurrence, le projet consistait à intégrer des modules d’intelligence artificielle dans le processus de fabrication pour réduire les coûts et augmenter la compétitivité de l’entreprise. On aurait pu croire qu’un tel objectif pouvait intéresser le dirigeant, mais apparemment pas.
Ce désintérêt pour la technologie contribue également à un découpage artificiel et contre-productif entre l’interne et l’externe de l’organisation. C’est un modèle mental très présent dans les modèles de stratégie, mais il ne correspond pourtant pas à la réalité: on ne comprend ainsi rien de la capacité d’Apple à faire des produits vénérés par ses clients sans comprendre que ce qui permet cela, c’est un système, qui va du designer à la boutique en passant par l’usine et la chaîne logistique. La force d’Apple ce n’est pas son produit, c’est le système qui le permet, c’est un continuum dans lequel l’interne et l’externe n’ont que peu de sens.
Naturellement, les causes du problème sont plus compliquées que le seul désintérêt du management pour la technologie. Le désintérêt symétrique des techniciens pour le management, et donc souvent leur incapacité à se faire comprendre, est également pour beaucoup dans les difficultés. Ce qu’il faut, c’est que les deux parties arrivent à se parler. Je recommande toujours aux équipes de trouver les moyens d’engager une conversation autour de la technologie dans l’organisation; cela passe par un partage de modèles mentaux pour créer une culture commune, et cette culture commune ne peut se créer que par une fréquentation physique; allumez les machines à café et faites chauffer le barbecue!
Nous sommes dans une ère de technologie, et si la technologie ne dicte rien, et si elle n’est pas tout, elle ouvre néanmoins des possibles incroyables. Il est grand temps, en particulier dans les grandes entreprises françaises, de s’affranchir du modèle cartésien qui ne la voit que comme un moyen, et qui nous fait rater les révolutions les unes après les autres.
Sur la notion de modèle mental, au cœur du changement disruptif, lire mon article Quelle stratégie pour votre entité innovation de rupture?, Pour se transformer, l’entreprise doit commencer par revoir ses modèles mentaux. Sur Clayton Christensen, lire: Innovation: Ce que nous devons à Clayton Christensen, théoricien majeur du management.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.