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Pourquoi il faut créer une science de l’artificiel

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Nous vivons dans un monde très largement artificiel. Vous en avez certainement conscience en lisant cet article sur votre téléphone, votre tablette ou votre ordinateur, installé dans une chaise ou un fauteuil, dans une maison, un immeuble ou dans le train. Nous sommes entourés d’une myriade d’objets artificiels, des artefacts (du latin factum, faire, et ars, artis pour artificiel). Même des choses qui nous semblent naturelles sont artificielles: un champ de blé cultivé est artificiel, il n’existe pas à l’état de nature; les pommes et les tomates que nous mangeons sont artificielles, elles n’ont rien à voir avec ce que mangeaient nos ancêtres et même nos grands-parents il y a seulement quarante ans. Un paysan du Larzac ou un agriculteur bio eux-mêmes vivent dans un univers largement aussi artificiel qu’un céréalier de la Beauce. Tous les trois seraient des extra-terrestres pour nos ancêtres.

Mais nous ne sommes pas entourés que d’objets artificiels tangibles. Nous avons également créé des objets intangibles: des organisations, des groupes, des gouvernements, des contrats, des marchés. Ce sont des artefacts sociaux, qui n’existent que dans nos têtes, basés sur des modèles mentaux. Un billet de 20 euros est un artefact social: au-delà du papier sur lequel il est imprimé, déjà lui-même un objet complexe, sa valeur ne repose que sur un modèle mental, une croyance collective partagée par un grand nombre d’individu et d’institutions pour lesquels «20 euros» signifie la même chose.

Comme l’observe Yuval Harari dans son ouvrage Sapiens sur l’histoire de l’humanité, cette capacité à partager des modèles mentaux est spécifiquement humaine: donnez à un singe le choix entre une banane et un billet de 20 euros, avec lequel il pourrait en principe d’acheter beaucoup de bananes, et il choisira la banane: le modèle mental ne signifie rien pour lui. Mais posez aussi la question à l’habitant d’un pays dont la monnaie s’est effondrée et il fera sans doute le même choix: le modèle mental de sa monnaie n’est plus partagé, elle ne vaut plus rien et le monde des objets tangibles reprend l’avantage temporairement.

Herbert Simon (Source: Nobel Prize).

La caractéristique de Sapiens, notre espèce, est que l’univers qu’il manipule est très largement constitué d’artefacts sociaux. Vivant dans un monde artificiel, nous sommes largement éloignés, dans notre quotidien, du monde naturel et matériel purement physique. Le glissement vers un monde de services n’est que l’un des nombreux aspects de cette réalité très largement construite socialement et cognitivement. La plupart des employés aujourd’hui arrivent au bureau le matin et repartent le soir en ayant passé leur journée à manipuler des artefacts sociaux qui parfois ne se traduisent que par le changement d’un paquet d’octets sur un ordinateur distant. C’est l’une des caractéristiques fascinantes de l’économie moderne que de créer de la richesse à partir de concepts artificiels, c’est à dire en fait de créer des mondes artificiels reposant sur des modèles mentaux partagés.

La définition même d’un artefact est qu’il n’existe pas à l’état de nature. La question est alors: d’où viennent ces artefacts, et comment sont-ils créés? N’existant pas à l’état de nature, ils sont le produit de la création humaine, et sans une action humaine, ils n’existeraient pas. Par exemple, si les économistes définissent un marché comme le lieu où se rencontrent l’offre et la demande, ils ne nous disent pas d’où viennent cette offre et cette demande, et pourquoi elles se rencontrent à cet endroit et pas à un autre. En fait, un marché est une institution, c’est à dire un artefact social défini par un ensemble de règles définies au cours du temps. Certains marchés régionaux existent depuis le Moyen-Âge. Comment se créent ces artefacts?

Sciences de l’artificiel

C’est pour répondre à cette question qu’il y a cinquante ans, le chercheur Herbert Simon appelait à la création d’une nouvelle classe de sciences, les sciences de l’artificiel, dans son ouvrage éponyme paru en 1969. Par science il faut entendre un corpus de connaissances théoriques et pratiques. Les sciences de l’artificiel se distingueraient des sciences naturelles (physique, chimie, biologie) et des sciences sociales (sociologie par exemple) pour prendre en compte l’intention humaine (purpose en anglais) propre à la démarche de création d’artefacts sociaux. De ses travaux avec Saras Sarasvathy, une jeune chercheuse dont il supervisait le doctorat à la fin des années 90, est notamment née l’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs. Avec l’effectuation, l’entrepreneuriat est vu comme l’une de ces ‘science de l’artificiel’ concernée par la création des artefacts sociaux: produits, firmes et marchés et modèles mentaux en général.

Comme le soulignent Sarasvathy et Simon dans le dernier article écrit ensemble juste avant la mort de ce dernier en 2001: «L’expertise entrepreneuriale, comme l’expertise artistique ou scientifique, est essentiellement une forme d’expertise créative. En d’autres termes, la création d’une entreprise ou d’un marché est un cas particulier d’un phénomène plus large de génération de nouveauté (novelty).» C’est pour cela que pour Sarasvathy, le futur n’est pas déjà écrit, attendant d’être découvert; il est créé par l’action humaine.

L’appel de Simon n’a pas vraiment été suivi même si lui-même a été très influent dans plusieurs champs: l’intelligence artificielle, dont il est l’un des pères, l’économie (Prix Nobel en 1978 pour ses travaux sur la prise de décision en organisation) et donc l’entrepreneuriat avec l’effectuation. A l’heure où tout le monde reconnaît l’importance de l’entrepreneuriat et de l’innovation, voire aujourd’hui de la question de la transformation organisationnelle face aux grandes ruptures, il est dommage que son appel soit resté lettre morte. Beaucoup de programmes d’enseignement de ces disciplines restent enfermés dans un paradigme de découverte, basés implicitement sur l’idée que notre environnement est relativement inchangeable et que le mieux que peut faire un entrepreneur c’est d’y trouver une position favorable. Or c’est tout le contraire de ce que disent Simon et à sa suite Sarasvathy. L’avenir est à créer, il faut donc une science de l’action humaine pour formaliser la façon de le créer.

L’effectuation a apporté une contribution majeure dans cet effort, mais on sent qu’il reste beaucoup à faire car cela va beaucoup plus loin que l’entrepreneuriat. Dans notre ouvrage Stratégie modèle mental, nous écrivons en effet avec Béatrice Rousset que dans le monde qui émerge aujourd’hui, «l’avantage concurrentiel ne sera pas seulement la capacité à faire évoluer son modèle mental, mais de produire des modèles mentaux à volonté, voire de permettre à ses clients de produire leurs propres modèles mentaux

Ce qui est nécessaire c’est effacer la distinction très forte aujourd’hui entre, par exemple, science et management, pour permettre de rassembler un nombre de disciplines ayant en commun la notion de création d’artefact social, et dont l’entrepreneuriat n’est qu’une d’entre-elles. Il faut une science de l’artificiel car notre monde a besoin d’être capable de faire évoluer ses modèles mentaux et d’en inventer de nouveaux. Mais surtout nous avons besoin de former les cadres actuels et futurs dont le métier deviendra principalement consacré à la gestion des modèles mentaux pour produire et faire évoluer des artefacts sociaux.

Or observe Simon, alors que s’affirme le rôle décisif de la conception et de la création d’artefacts sociaux dans toute activité professionnelle, les sciences naturelles ont éliminé les sciences de l’artificiel de leurs programmes. Les écoles d’ingénieurs sont devenues des écoles de physique et de mathématiques; les écoles de médecines sont devenues des écoles de sciences biologiques tandis que les écoles de gestion sont devenues des écoles de mathématiques finies (ou de sociologie appliquée de nos jours). Il conclut: «Il nous faut aujourd’hui imaginer une école professionnelle qui atteigne simultanément ces deux objectifs: un enseignement de bon niveau intellectuel qui porte à la fois sur les sciences de la nature et les sciences de l’artificiel».

A propos de l’effectuation, lire mon article Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. Voir également mon ouvrage Effectuation: les principes de l’entrepreneuriat pour tous. A propos des modèles mentaux et de leur rôle dans la transformation sociale (et pas seulement organisationnelle), on voir mon ouvrage co-écrit avec Béatrice Rousset: Stratégie modèle mental: cracker enfin le code des organisations pour les remettre en mouvement. L’ouvrage d’Herbert Simon, Les sciences de l’artificiel, n’est pas toujours évident à lire: il contient des perles mais que l’auteur ne développe pas vraiment et des parties complètement obsolètes aujourd’hui qu’on sautera facilement. Mais c’est un ouvrage fondateur (et traduit, il faut le souligner, par Jean-Louis Le Moigne grand spécialiste de l’auteur). 

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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