Pourquoi le courage managérial est-il remis en cause?
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
Alors que je discutais avec la DRH d’un grand groupe qui rencontre des difficultés à se transformer, celle-ci me dit de but en blanc « Tu vois Philippe, le vrai problème c’est que nos managers manquent de courage. » Et de fait ce manque de courage est largement évoqué par certains observateurs comme l’une des causes des dérives du management actuel. Ainsi, Julia de Funès, philosophe et co-auteur avec l’économiste Nicolas Bouzou de La Comédie inhumaine, un essai sur cette question, déclarait récemment: « Ce sont donc les personnes qui travaillent [dans les entreprises] qui manquent de courage. »
Le moins que l’on puisse dire c’est qu’une telle déclaration a de quoi surprendre. Dire que les managers, et implicitement tous les collaborateurs, manquent de courage et qu’il faut y voir là la raison des dérives du management est regrettable.
C’est regrettable d’abord parce que, sous couvert de prôner de nouvelles pratiques et de défendre l’autonomie des salariés, cela revient en fait à perpétuer de vieux modèles mentaux, voire des lieux communs: s’il y a un problème, il y a forcément un responsable; la situation n’est pas compliquée, il suffit de vouloir la résoudre pour le pouvoir; il y a des gentils (les collaborateurs) et des méchants ou des lâches (les managers); etc. Si seulement certains d’entre eux avaient un peu de courage, tous les maux du management seraient résolus! Si tous les gars du monde…
Si seulement, si seulement… mais malheureusement les choses ne sont pas aussi simples. Si l’avenir du management n’est qu’une question de courage, si tout repose sur ça, qu’est-ce qui fait que les managers n’en aient pas plus? Qu’est-ce qui fait que les organisations n’incitent pas leurs managers à en avoir plus? Mystère. Peut-être que ce n’est pas facile d’avoir du courage, voyez-vous! Il est facile de décréter qu’il en faudrait, il est plus difficile d’en avoir vraiment.
Dire que les managers manquent de courage est regrettable ensuite parce que c’est facile, c’est sans risque et ça rapporte beaucoup. A entendre un économiste et une philosophe en appeler au courage des managers, on ne peut d’ailleurs s’empêcher de se rappeler ce qu’avait répondu Raymond Aron à ceux qui lui reprochaient de ne pas se joindre aux appels à la désertion lancés aux conscrits durant la guerre d’Algérie: « Je trouve déplaisant, pour des intellectuels tranquilles qui ne risquent rien, d’engager des jeunes gens à se transformer en déserteurs, c’est-à-dire à courir un danger. On ne dit pas aux autres de déserter. On déserte soi-même. »
Et bien pour les dérives du management, on en est un peu là: des intellectuels tranquilles qui ne risquent rien lèvent un instant le nez de leur latte-macchiattoet exhortent les managers à avoir du courage. Comme souvent dans ce cas, ça ne coûte rien et ça permet d’avoir bonne conscience en laissant ceux qui sont sur le terrain prendre tous les risques. Et après?
Mais ça n’est pas tout. Il faudrait avoir le courage… mais le courage de quoi? En quoi consisterait une action courageuse? Jamais nous n’avons ne serait-ce que le début d’une réponse de la part des intellectuels tranquilles qui en appellent au courage. Et je n’en ai pas eu non plus de la part de ma DRH. Peut-être est-ce parce que ces gens pensent que la réponse est évidente? Ben du courage, quoi!
Le management, un problème complexe
Dire que les managers manquent de courage est regrettable enfin parce que poser la problématique des dérives du management en termes de courage laisse penser que le problème est simple et qu’il a une solution simple.
Or rien n’est plus faux. Les managers des grandes organisation sont tous les jours aux prises avec des problèmes très complexes. Améliorer la performance, réduire les coûts, être plus innovants, aller plus vite, travailler en équipe, faire grandir les talents, investir dans la RSE, être empathiques, détecter les burn outs, préparer leurs budgets, renvoyer leur reporting, manager leur chef, faire tourner leur équipe et avancer sur les dernières initiatives du siège ne sont que quelques-unes des tâches avec lesquelles ils doivent jongler en permanence. Et ça c’était jusqu’à ces dernières années. Car avec les bouleversements en cours dans l’environnement, et notamment les ruptures aussi bien sur les marchés que dans les comportements et valeurs des salariés, les principes historiques du management sont remis en question. Les managers sont donc confrontés à une double difficulté: d’une part le management est devenu incroyablement complexe car il s’agit de résoudre un nombre croissant de paradoxes, et d’autre part il faut tout réinventer si on ne veut pas que l’entreprise périclite.
Face à cette tâche, les managers sont souvent très seuls. La direction générale est aux abonnés absents: elle se contente de produire des plans stratégiques et des slogans, et s’intéresse peu à la réalité du management qu’elle balaie sous le terme de « mise en œuvre », la dite mise en œuvre étant laissée aux bons soins des managers.
Donc les managers font face à ce défi quotidien avec beaucoup d’énergie et ils viennent se faire accuser de lâcheté! C’est non seulement injuste mais surtout c’est contre-productif. Il ne s’agit bien-sûr pas de les exempter de leur responsabilité: ils sont acteurs de ce système au même titre que l’école qui nous enseigne depuis la plus tendre enfance que les problèmes de la vie sont simples et qu’il y a toujours une solution elle-même simple. Il s’agit seulement de poser le problème autrement si on veut vraiment le résoudre et non simplement mettre les rieurs de son côté.
Reposons donc le problème de la manière suivante: les managers ne manquent pas de courage. Ils font face à des situations très complexes, et la complexité de ces situations ne cesse de grandir avec les changements en cours. Le cœur du problème est le décalage du management avec cette réalité changeante, et c’est à partir de là qu’il faut chercher des solutions en repensant celui-ci. On se met au travail?
Au sujet du lien du management avec la réalité, lire mon article L’adhésion à la réalité, nouvel enjeu du management?.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.