Pourquoi Ofo a échoué
Par Jeffrey Towson, professeur à l'université de Pékin et investisseur
Echouer est un terme dur, je l’admets.
Mais c’est le cas. Et ça l’est pour beaucoup d’entreprises, surtout en Chine.
La bonne nouvelle est qu’en Chine, échouer n’est pas définitif. De nouvelles opportunités apparaissent chaque jour. J’ai écrit une série d’articles sur « Ce qu’il faut faire quand on échoue en Chine », et beaucoup d’entreprises ont échoué avant de connaître plus tard un grand succès. C’est donc dur, mais pas nécessairement fatal.
D’abord, deux points sur la situation d’Ofo :
- Laissons de côté l’argument que cet échec a un rapport avec la profitabilité du vélo en libre-service. Celui-ci est répandu et très utilisé (en Chine). Ses unit economics sont également acceptables, bien que pas extraordinaires. En plus, Mobike s’en sort très bien. Tout comme HelloBike. Tout comme Didi Bikes. Les problèmes d’Ofo concernent Ofo, et non le vélo en libre-service.
- Tout le monde devrait soutenir Ofo aujourd’hui. Avoir un tel trou dans ses activités est terrible. J’ai connu cela. On se fait constamment du souci. On a du mal à dormir. C’est usant, vraiment. Alors soyons compatissants envers les autres entrepreneurs et investisseurs. Nous devrions tous les aider autant que nous le pouvons.
Cela dit, je pense qu’Ofo a échoué pour cinq raisons.
Première raison : ils ont sous-estimé la durée que peuvent avoir les « guerres de capital » en Chine. Ils n’ont pas préservé le leur.
Les guerres de capital sont fréquentes en Chine. Une nouvelle activité est lancée (Groupon, réseau social, vidéo en ligne, livraison de repas) et de nombreux rivaux soutenus par des fonds de capital-risque sautent dans la bataille et luttent pour les clients avec leurs capitaux. Ils subventionnent leurs services, payent les services de spécialistes et ainsi de suite. Dépenser beaucoup rapporte souvent plus de parts de marché, ce qui permet ensuite de lever plus de fonds (et ce, à une plus grande « évaluation »). Celui qui lève des fonds de la manière la plus agressive prend en général l’avantage. Quelques leaders de marché émergent, et les autres disparaissent les uns après les autres. C’est ce qu’a fait Ofo avec succès avant de finir leader du marché avec Mobike.
Ce n’était toutefois pas fini.
Même après l’émergence de leaders de marché, ces guerres de capitaux peuvent durer longtemps. Par exemple, Meituan et Ele.me continuent à opérer à perte dans la livraison de repas. Les solutions de paiement en ligne Alipay et Tencent Wallet opèrent probablement, eux aussi, à perte ou au seuil de rentabilité. La vidéo en ligne est particulièrement peu rentable en Chine (mais cela a beaucoup à faire avec le contenu sous licence vs les revenus publicitaires).
Un exemple pertinent est le combat de plus de dix ans entre Ctrip et Elong (à l’époque détenu par Expedia). Tous deux sont rapidement devenus des leaders de marché, mais une guerre de capital entre eux a ensuite duré près de dix ans. Après avoir perdu des centaines de millions de dollars par an, Expedia a fini par vendre ses parts dans Elong et céder sa participation. Ctrip a ensuite rapidement racheté ses parts dans Elong.
Ofo s’en est bien sorti dans la phase initiale de la guerre de capital dans le vélo en libre-service. Mais ils ont fini par être à court de capital et ne pouvaient plus rivaliser avec Didi, Mobike / Meituan et Hellobike / Alibaba (tous opèrent encore probablement à perte dans ce combat). Ils n’ont pas pu les égaler en termes de nombre de vélos déployés. Ils n’ont pas pu les égaler en termes d’exigence de dépôt. Et ainsi de suite.
Tout cela concernait la dynamique concurrentielle. Il n’y a rien d’intrinsèquement peu rentable en ce qui concerne le vélo en libre-service. Il ne s’agit pas d’un succès assuré, mais il est possible d’atteindre le seuil de rentabilité opérationnel assez aisément.
Deuxième raison : ils se sont internationalisés avant d’avoir remporté la Chine.
Il s’agit d’un point mineur. Mais Ofo s’est étendu à l’international en 2017. Cela a nécessité du temps et de l’argent – et a exacerbé la première raison. Et s’étendre à l’international n’était pas forcément nécessaire.
Sa lancer aux Etats-Unis, en Europe et dans d’autres lieux a probablement fait grimper leur « évaluation ». Mais cela signifiait aussi acheter de nombreux vélos et les placer partout dans le monde. Stratégiquement, ils n’avaient pas forcément besoin de faire cela. Le succès ou l’échec d’Ofo allait toujours dépendre de son succès ou échec en Chine.
Les géants du digital chinois s’internationalisent d’habitude après avoir remporté la Chine (comme Didi et Alibaba). Ou s’ils veulent éviter de plus grands rivaux nationaux (comme Huawei dans les années 1990 ou OnePlus aujourd’hui).
Quoiqu’il en soit, rétrospectivement, c’était une erreur, mais pas une erreur monumentale.
Troisième raison : ils sont restés une entreprise de vélos en libre-service indépendantes, ce qui n’est pas concurrentiel en Chine sur le long terme.
Beaucoup d’excellents services ne font pas nécessairement des activités excellentes. Parfois, la vigueur économique n’est simplement pas au rendez-vous pour assurer la compétitivité et la croissance. Parfois, il est plus logique d’intégrer le service au sein d’une offre consommateur plus grande. De nombreuses applications mobiles connaissent ce problème actuellement (Meitu, Bilibili etc). Notons qu’il existe le même problème dans l’écriture de livres et d’articles.
Il était clair assez rapidement que le vélo en libre-service ne disposait pas d’assez de pouvoir économique pour opérer de manière compétitive en tant qu’entreprise indépendante. La Chine numérique est un terrain rude et il faut grandir vite pour y rester. Une activité de vélo en libre-service à succès représente une entreprise de mobilité qui vaut entre 2 et 3 milliards de dollars. Mais une activité de vélo en libre-service qui domine représente une entreprise de mobilité qui vaut entre 50 et 100 milliards de dollars.
En Chine, où trois ou quatre géants dominent les marchés qui visent les consommateurs (Alibaba, Baidu, Tencent, Bytedance etc), c’est encore pire. La Chine numérique est un sport collectif. Et il est primordial d’être dans l’équipe d’Alibaba, de Tencent, de Didi ou d’un autre.
En plus de la taille, il était en outre clair que le vélo en libre-service allait faire partie d’un service de mobilité plus global. Que les voitures, les taxis, les métros, les bus, les vélos, les trottinettes allaient tous être intégrés dans un service de super-mobilité d’ « amenez-moi de tel endroit à tel endroit ».
Il était donc assez clair qu’Ofo allait éventuellement devenir un service au sein d’une activité plus large. Assez tôt, ils avaient signé des partenariats avec Didi et Alibaba / Ant Financial. Tout semblait donc bien se passer.
Mais quelque chose s’est passé au sein de ces relations (voir la quatrième raison), et, d’une manière ou d’une autre, Ofo s’est retrouvé en tant qu’entreprise indépendante. Ils ont également plusieurs fois affirmé vouloir rester une entreprise indépendante. Je n’étais jamais sûr si cela faisait partie de leur langage de négociation ou s’ils le pensaient vraiment.
Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Mais Didi a fini avec Bluegogo, ainsi que leur propre service de vélos Didi. Alibaba s’est allié à HelloBike et Meituan a obtenu Mobike. Les partenaires importants étaient désormais pris et Ofo a fini en tant qu’entreprise indépendante. Même sans les problèmes de guerre de capital (première raison), le fait qu’Ofo devienne une entreprise de vélo en libre-service indépendante était un problème énorme. Elle était quasiment assurée de ne pas être compétitive.
Quatrième raison : ils n’ont cédé à Didi (et peut-être à Alibaba)
On arrive maintenant aux choses importantes. Et elles ont probablement un lien avec la troisième raison.
Depuis la mi-2017, j’entendais de nombreuses rumeurs au sujet d’une discorde entre Didi et Ofo. Je ne sais pas si elles étaient vraies mais j’en entendais beaucoup.
Puis, fin 2017, Didi a lancé Didi Bikes. Avant d’acquérir BlueGogo quelques mois plus tard. Ce rachat a fait l’effet d’une bombe. Quelque chose n’allait vraiment pas entre Ofo et Didi. C’est comme si votre femme vous annonçait qu’elle allait sortir avec d’autres gars.
L’année d’après, des rumeurs et des articles de presse faisaient état d’environ trois cycles de négociation entre Ofo et Didi / Ant Financial, mais ils auraient tous échoué. Encore une fois, je ne suis pas sûr de ce qu’il s’est passé, mais ça ne présageait rien de bien.
Sur cette quatrième raison, je dirais que ce n’est pas grave de toute façon. Parce que si vous êtes une entreprise de vélo en libre-service en Chine, vous ne pouvez pas être en conflit avec Didi. Encore moins avec Didi et Alibaba. Vous devez éviter cela à tout prix. En fait, vous devriez tout faire pour vous assurez qu’ils vous aiment vraiment, vous et votre entreprise.
Didi est le géant de la mobilité en Chine. Et Alibaba est le géant du consommateur en Chine. Les deux peuvent mettre fin à votre activité s’ils le souhaitent. Si la direction de Didi était ne serait-ce que légèrement contrariée, Ofo aurait dû aller leur demander pardon. Et ils auraient dû faire tout ce qui était en leur possible pour bâtir une relation durable. C’est du bon sens commercial de manière générale. Mais dans ce cas-là, c’était primordial.
Je ne peux pas imaginer comment ou dans quelle mesure ce partenariat a échoué, surtout après plusieurs cycles d’investissement. Mais satisfaire Didi et Alibaba aurait dû être une priorité absolue pour Ofo. Et quelque chose a complètement dérapé.
Cinquième Raison : Ofo n’a pas reconnu et / ou adressé des problèmes de gestion.
Mi-2017, Ofo avait tout pour gagner. Ils disposaient d’un excellent service avec une adoption consommateur massive. Ils étaient l’un des deux leaders du marché. Ils s’étaient en plus alliés à Didi et Alibaba. Tout roulait.
Puis, d’une manière ou d’une autre, au lieu d’arracher la victoire, ils ont obtenu la défaite. Ils se sont retrouvés à court d’argent. Ils sont restés indépendants. Ils ont rompu avec Didi et Alibaba ?
Je ne sais pas vraiment ce qu’il s’est passé. Mais je sais que ce n’est pas le marché ou leurs compétiteurs qui leur ont nui.
Ofo a clairement eu des problèmes au niveau de la direction / du conseil. Il n’y a rien de mal à cela. C’est assez courant. Chaque équipe à ses faiblesses et ses fossés. Il faut juste les identifier et les régler. Parfois, ils se trouvent au niveau de CEO. Par exemple, Facebook a amené Sheryl Sandberg pour aider Mark Zuckerberg. Eric Schmidt a rejoint Google. Parfois, c’est au niveau du CFO et de la collecte de fonds. Par exemple, Jack Ma a très tôt recruté le vétéran de PE Joe Tsai pour contribuer à la collecte de fonds. Parfois, c’est au niveau du conseil d’administration, ou de la direction intermédiaire.
Mais pour une raison ou une autre, les problèmes au niveau de la direction ou du conseil d’administration n’ont pas été réglés, ou alors pas à temps. C’est mon point de vue en tant qu’observateur extérieur. Mais je n’étais pas là, dans la pièce.
Une explication que j’entends souvent est que certaines personnes au conseil disposaient de droits de véto. Certains changements n’ont ainsi pas pu être effectués. Est-ce possible ? Les investisseurs d’Ofo font partie des meilleurs entrepreneurs de Chine. Ce serait donc cohérent.
Dans tous les cas, je table sur ce dernier point. Je pressens qu’un Harvard Business Case sera écrit sur Ofo – nous aurons alors l’histoire complète. Mais ce n’est que mon point de vue.
Aux personnes chez Ofo : tenez bon. Vous avez bâti un service remarquable. Nous vous soutenons tous.
L’expert
Jeffrey Towson est un investisseur, professeur à l’université de Pékin, auteur et keynote speaker. Il travaille essentiellement sur la Chine numérique et la concurrence numérique. Retrouvez l’article original ici.
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