
Quand la Silicon Valley ne code plus des outils, mais des idéologies
HARD RESET : la chronique qui ne résout rien, mais tente quand même.
Longtemps, la Silicon Valley a été célébrée comme le laboratoire du progrès. Des outsiders en hoodie, armés de lignes de code, bâtissaient les infrastructures du XXIe siècle. Ils défiaient les normes, inventaient de nouveaux marchés, et incarnaient une forme de méritocratie technologique. Personne ne leur reprochait de s’enrichir : ils construisaient des produits, pas du pouvoir. Mais ce temps est révolu.
Si la finance a longtemps incarné le pouvoir, c’est désormais la tech qui va être en ligne de mire des critiques. La Silicon Valley a dévoré Hollywood, Wall Street, et s’attaque désormais à Washington. Le divertissement, la finance, la politique : tout y passe. Mais au lieu de chars ou de soldats, elle avance avec des serveurs, des satellites, et des algorithmes. Et surtout, elle ne prend pas le pouvoir, elle le redéfinit.
Il ne s’agit plus seulement d’optimiser des apps. Il s’agit de capter l’attention des masses, de redistribuer les flux économiques mondiaux, d’installer des récits alternatifs à ceux de la démocratie libérale. Elon Musk ne fait pas que racheter Twitter : il restructure l’espace public. Starlink n’est pas qu’un réseau satellite : c’est une souveraineté numérique privée, capable de réécrire la géopolitique. Ce que la Valley code aujourd’hui, ce sont des idéologies. Et certaines sont explicitement autoritaires.
Curtis Yarvin, figure de proue du courant dark enlightenment, théorise l’échec de la démocratie représentative et prône l’avènement d’un “CEO-monarch” pour diriger les États-Unis. Fantasme marginal ? Pas si marginal quand on sait qu’il est écouté par Peter Thiel, Elon Musk, et d’autres puissants de la tech. Loin de l’idéal libertaire des débuts, une partie de l’élite technologique assume désormais un projet politique vertical, élitiste, post-démocratique. Le rejet de l’inclusion, de l’ESG, du débat pluraliste n’est plus discret : il est affiché.
Le problème n’est pas qu’un milliardaire ait une opinion politique. Le problème, c’est quand ces opinions s’imbriquent dans les outils que des milliards de personnes utilisent chaque jour. Quand la gouvernance d’un réseau social devient une variable géopolitique. Quand la distribution de l’Internet mondial repose sur la volonté d’un seul homme. Nous ne sommes plus dans une ère d’innovation. Nous sommes dans une ère de concentration idéologique.
Ce glissement n’est pas une fatalité. Mais il impose une responsabilité accrue aux fondateurs, aux investisseurs, aux ingénieurs. Il ne suffit plus de chercher la scalabilité. Il faut se demander ce que cette scalabilité propage. L’infrastructure n’est jamais neutre. Chaque ligne de code, chaque design produit, chaque choix de financement contribue à amplifier — ou à freiner — certaines visions du monde.
Nous avons besoin d’une autre génération de technologues. Des technos qui croient encore à la valeur de l’inclusion, à la pluralité des voix, à l’intérêt général. Des technos qui codent pour élever, pas pour dominer. Et ils existent. Mais ils sont trop peu soutenus, trop peu visibles, trop peu financés. Il est temps de les faire émerger.
Parce qu’au fond, la question n’est pas technologique. Elle est philosophique. La technologie est un multiplicateur : elle accélère ce qu’on lui donne à porter. Alors posons-nous la seule question qui vaille : qu’est-ce que notre technologie est en train d’amplifier ? L’intelligence collective ou la toute-puissance de quelques-uns ? Le lien ou le contrôle ? L’humanité ou sa liquidation ?