
Construire dans l’instabilité : la nouvelle réalité des équipes produit à l’ère des LLMs
Chez Anthropic, les équipes produit avancent avec une contrainte que peu d’entreprises technologiques ont connue jusqu’ici : le modèle d’intelligence artificielle sur lequel elles s’appuient est en perpétuelle mutation. Mike Krieger, Chief Product Officer de la société et ancien cofondateur d’Instagram, résume cette tension d’un trait : « On construit un produit pendant que le modèle change… et parfois on ne sait même pas ce que le nouveau modèle va faire avant les derniers jours. »
Dans le monde des LLMs, la stabilité n’est plus un prérequis, mais une illusion. Chaque nouvelle version du modèle — Claude 3.0, 3.5, 4.0 — transforme silencieusement la façon dont l’IA s’exprime, prend position, interagit ou reste en retrait. Un léger changement dans l’entraînement, une variation dans les données, un ajustement dans l’architecture, et tout l’équilibre du produit bascule. Ce n’est plus le front-end qui détermine l’expérience, mais le comportement mouvant du moteur sous-jacent. Le socle n’est plus figé : il vit, il apprend, il réagit.
Dans ce contexte, livrer un produit, c’est accepter de naviguer à vue. Le modèle et l’interface évoluent en parallèle, sans pouvoir être figés ensemble. Les équipes d’Anthropic n’ont pas la possibilité de “freezer” un modèle pour construire autour de lui. Elles doivent composer avec l’inconnu, tout en maintenant une exigence d’utilisabilité immédiate. Une IA qui répond de façon inattendue, trop longuement, ou au contraire trop sèchement, suffit à perturber la perception d’un produit — même si la technologie, en arrière-plan, a objectivement progressé.
Pour éviter que cette instabilité ne se traduise en frustration pour les utilisateurs, Anthropic a construit un système de feedback en continu. Chaque interaction avec Claude peut être évaluée, commentée, décortiquée. Ce ne sont pas les pouces levés ou baissés qui importent, mais les verbatims. Les remarques agrégées révèlent des tendances : un Claude trop bavard, trop consensuel, trop hésitant à défendre une position. Ce signal qualitatif devient une boussole pour ajuster le comportement du modèle lors des phases de fine-tuning.
Mais ce n’est pas tout. Anthropic ne se contente pas d’optimiser les performances techniques. Elle travaille aussi la personnalité de Claude comme un produit à part entière. Ton, rythme, posture, structure de réponse : l’IA est conçue comme un personnage, avec une identité, des préférences, une façon de s’adresser à l’utilisateur. On ne construit plus simplement une interface qui “héberge” un modèle. On façonne une présence. Claude n’est pas neutre : il a des vibes.
Cette approche a des conséquences profondes sur l’organisation produit. Le rôle du Product Manager, tel qu’on le connaissait, est bouleversé. Il ne s’agit plus de dérouler une roadmap linéaire, mais de piloter une relation mouvante entre un utilisateur, un moteur, et un usage en constante évolution. Le PM devient un chef d’orchestre de dynamique. Il doit anticiper les effets de bord, repérer les micro-désalignements entre la vision design et le comportement réel de l’IA, maintenir une cohérence fonctionnelle sans jamais pouvoir stabiliser entièrement ce qu’il délivre. Dans cette configuration, les tests utilisateurs ne valident plus un produit fini. Ils documentent un état transitoire.
Cette compréhension du risque et du changement, Mike Krieger l’a acquise durement avec Artifact, la startup de news personnalisées qu’il avait cofondée après Instagram. Le produit était élégant, le modèle d’apprentissage performant. Mais la promesse de personnalisation ne se matérialisait qu’après plusieurs dizaines d’articles lus. Pour l’utilisateur lambda, le bénéfice n’était pas perceptible dès les premières minutes. La majorité abandonnait avant même d’en découvrir la profondeur. “On a sous-estimé la force de l’effet immédiat,” reconnaît-il. “Les gens n’adoptent pas un produit en pariant sur son potentiel. Ils l’adoptent parce qu’il est bon tout de suite.”
Ce retour d’expérience marque profondément sa vision actuelle. Chez Anthropic, chaque nouvelle fonctionnalité est pensée pour être utile immédiatement, sans effort de la part de l’utilisateur. En parallèle, les équipes préparent déjà les conditions d’un changement de paradigme : Claude ne sera plus seulement un chatbot conversationnel, mais un agent. Une présence active, capable d’initiatives, d’observation silencieuse, de travail en arrière-plan. Il devra savoir quand intervenir, quand se taire, quand proposer sans déranger. Cette agentivité progressive est l’un des chantiers majeurs. Elle exige de concevoir un produit qui ne se limite pas à une interaction, mais qui s’inscrit dans une continuité, une relation.
Dans ce monde mouvant, l’UX n’est plus une interface mais une expérience composite. Ce que vit l’utilisateur n’est pas déterminé par un écran, mais par l’alignement momentané entre sa demande, l’état du modèle, et la mémoire partagée de leurs échanges. Le produit IA devient une forme de conversation continue. Et cette conversation est tout sauf figée.
Construire dans ce contexte impose une nouvelle discipline : celle de la lucidité opérationnelle. Il ne s’agit plus d’optimiser une base stable, mais de synchroniser des entités en mouvement. La qualité n’est plus un état atteint, mais un équilibre à maintenir. Le bug, ici, ce n’est pas l’instabilité. C’est de ne pas en tirer parti.
“Ce n’est pas une crise. C’est une nouvelle norme,” conclut Krieger. Dans l’ère des modèles évolutifs, les meilleurs produits ne seront pas ceux qui résistent au changement, mais ceux qui savent en faire une matière de création.