Que valent vraiment les agences digitales ?
« C’est idiot de dire que l’on n’est pas à vendre. Toutes les agences sont à vendre sur la place » lâche une personnalité du secteur. Comprendre que toutes sont des cibles potentielles de rachat, même celles qui ne le savent pas encore. Dernière opération marquante du milieu : début septembre, lorsque Publicis mettait la main au portefeuille pour s’offrir Nurun, l’une des agences les plus en vogue. Après 14 ans d’activité, elle génère 96,8 millions d’euros de chiffre d’affaires, compte 1 100 collaborateurs, et des clients aussi prestigieux que LVMH et L’Oréal figurent à son portfolio. 87 millions d’euros auront été mis sur la table pour que Quebecor Media (un groupe canadien spécialisé dans l’information, le divertissement et la culture) cède la pépite au géant français de la communication, en pleine mutation numérique. Un montant à faire tourner la tête – ou faire rêver plein d’autres agences.
« C’est idiot de dire que l’on n’est pas à vendre. Toutes les agences sont à vendre sur la place »
« A ce niveau-là, il n’y a pas que des critères d’exploitation et de résultats financiers qui entrent en compte. Ils avaient peut-être besoin de créer l’actualité sur un aspect plus capitalistique pour le groupe, surtout après avoir échoué dans leur fusion avec Omnicom, la plus grande annoncée dans le secteur » estime un observateur du milieu. Car dans la catégorie des David du digital contre – ou avec ? – les Goliath de la communication, le match est déjà bien entamé. Les premiers veulent s’imposer. Les seconds, qui prennent déjà toute la place, veulent assurer leur transition numérique.
David contre Goliath de la communication
En 2006, Publicis rachetait ainsi Digitas pour 1,3 milliard de dollars, puis Business Interactif l’année suivante. Deux ans plus tard, il s’offre Razorfish pour 530 millions de dollars. Dans cette course, le Britannique WPP a répliqué avec les acquisitions de 24/7 Real Media en 2007, Acceleration en 2012 ou encore Cognifide (une agence londonienne) et Egift (basée en Chine) cette année. Il a aussi récemment investi 25 millions de dollars dans l’ad tech AppNexus. En 2013, ses revenus issus du numérique ont dépassé les 6 milliards de dollars, soit 35% du chiffre d’affaires total du groupe, proche de l’objectif des 40% dans les cinq prochaines années. De son côté, le Chinois BlueFocus a lui aussi fait son shopping en faisant passer We Are Social sous son giron pour 22 millions d’euros en décembre. Mais pourquoi certaines agences valent des millions lorsque d’autres peinent à joindre les deux bouts ?
Autant le dire d’emblée, personne n’a encore vraiment trouvé l’E=mc2 exact de la valorisation des agences digitales. « Il faut regarder la liste des clients et les actifs immatériels comme la réputation, l’ensemble des reconnaissances envoyées par le marché (les prix, les récompenses…) pour savoir si l’entreprise est au début de sa croissance, en pleine maturité, ou si elle est en train de retomber avec un passé plus important que son potentiel d’avenir » explique Dominique Delport, directeur général mondial de Havas Media Group, qui dispose d’une équipe dont la mission est de passer au peigne fin le secteur pour dénicher les pépites à acquérir.
La récurrence des contrats
Pour la partie financiaro technique, premier jet de calcul : « Ce sont sur les actifs matériels que vont se faire les valorisations, avec des méthodes financières multiples intégrant le chiffre d’affaires, l’Ebitda… le tout sera ensuite pondéré avec des actifs immatériels qui peuvent entraîner une surcote ou une décote sur le prix. Il faut plusieurs mois pour parvenir à une valorisation et un accord » poursuit M. Delport. Pour les entreprises non cotées, selon François Garcia de X-Prime, racheté par JWT (groupe WPP) après un an et demi de discussion, la valorisation « est un multiple de 5 à 12 fois le résultat net, en fonction de la taille de l’agence, de sa croissance et de ses positions clients. C’est pour cela que certaines agences ‘grandes’, mais peu rentables, peuvent être cédées pour un montant qui semble ne pas correspondre à la valeur de la marque et du chiffre d’affaires ».
«Les agences multiplient les métiers. Il y a un besoin de clarification», Guillaume Buffet
Déjà, rappelons une évidence : les agences sont des entreprises. « Elles ont tendance à oublier qu’elles opèrent dans l’industrie du service et que les règles de valorisation y sont les mêmes. C’est un mix entre son Ebitda (son résultat net avant amortissement), ses savoir-faire particuliers (méthodes, brevets, méthodologies particulières) et le taux de récurrence de ses contrats. A partir de ces trois critères, les investisseurs ont déjà une bonne idée de la valorisation d’une agence » développe Manuel Diaz, président et fondateur d’Emakina.
« Il s’agit de vente de prestations de conseils. Résultat, le plus souvent, ça ne vaut pas très cher parce que les valorisations se font sur des critères d’exploitation. Il y a peu de facteurs multiplicateurs comme dans d’autres entreprises qui ne font pas de chiffre d’affaires et qui valent des milliards » analyse Guillaume Buffet, fondateur de l’agence marketing Singapour, revendue à CRM Company en 2006, et président de Renaissance Numérique. Autre difficulté, « les agences évoluent de façon floue, car elles multiplient les métiers. On appelle de la même manière « agence » l’entreprise qui a tourné et pensé un spot TV, qui a conçu des points de vente, supervisé des travaux et créé des packagings, voire des solutions d’e-commerce. Il n’y a plus de séparation entre métier de conseil, de création et de mise en œuvre où les critères de valorisation sont différents. La question ne se pose pas que dans le cadre d’un rachat ou d’une fusion, mais aussi pour les annonceurs qui sont de plus en plus perdus. Il y a un besoin de clarification » prolonge M. Buffet.
Les pontes de la com’ : un atout et une faiblesse
La durée des contrats est aussi l’un des points fondamentaux selon M. Diaz : « sont-ils one-shot – ce qui veut dire qu’au 1er janvier de chaque année l’agence recommence sa prospection à zéro – ou a-t-elle instauré des contrats inscrits dans la durée qui lui assurent un niveau de rémunération futur ». Des contrats récurrents, un Saint-Graal pour les agences : « peut-être 10% à 15% des agences digitales disposent de rémunérations récurrentes. La plupart remportent des projets one-shot, les exécutent, puis doivent trouver d’autres clients pour la suite. C’est une différence majeure avec le secteur publicitaire traditionnel qui est bien plus engagé avec des contrats annuels, des honoraires… ».
« Une agence c’est un collectif, un groupe de managers qui ont chacun un track record, un vécu, des réalisations, une réputation et une notoriété. Mais dans une logique d’acquisition, on achète une somme, un projet, une communauté voire une proximité culturelle et émotionnelle » ajoute Dominique Delport. Mais si avoir des pontes de la com’, des stars du milieu ça en jette, les grands groupes et les investisseurs n’ont pas d’yeux que pour ça. « Car si certains clients sont particulièrement attachés à un directeur de création ou de clientèle, il s’agit d’un risque pour l’acquéreur car, post-deal, il y a une volatilité du business qui est fonction de la position de ces gens-là » selon M. Diaz. Or les dirigeants ne peuvent pas garantir que ces employés-clés resteront s’ils ne sont pas associés à l’agence. Les grands groupes ont donc trouvé la parade. « Avoir des noms connus dans une agence ne joue pas tant sur sa valorisation financière en elle-même que sur la forme du deal. Lors des rachats, les grands groupes construisent leurs contrats en « lockant » les têtes des agences par un système de earn-out – souvent structuré sur trois ans – qui fait varier la rémunération du deal dans la durée selon les départs potentiels. Ce n’est pas propre aux agences, car toutes les grandes acquisitions sont ainsi construites » ajoute M. Diaz.
La R&D impacte la valeur même du conseil
Pour se démarquer dans cette nuée d’acteurs, les agences doivent innover. Pour y parvenir, beaucoup jouent la carte de la créativité pour décrocher des prix, des signaux de valorisation des compétences. « Mais les prix se « professionnalisent », il faut de vrais budgets, des vidéos, une forte préparation des dossiers qui mettent à l’écart les agences ou des projets parfois très créatifs au détriment de campagnes à gros budgets media » selon M. Garcia de X-Prime.
D’où l’intérêt de développer des savoir-faire, des technologies qui perdureront au-delà des uns et des autres, pour faire la différence structurellement. Dans ce contexte, « la R&D est fondamentale, car ce qui est maîtrisé aujourd’hui n’aura probablement plus beaucoup de valeur dans un an. Par exemple, les plates-formes mobiles évoluent sur des rythmes de six mois, et à chaque Keynote d’Apple (ou grande messe de Samsung, ndlr), une série de nouveautés arrive. C’est la capacité même à conseiller les clients sur leur avenir qui est en jeu, et donc la valeur même du conseil » explique Manuel Diaz qui précise qu’Emakina investit 2 millions d’euros chaque année en R&D, sur un chiffre d’affaires proche des 50 millions d’euros en 2013.
« Mieux vaut être bien accompagné pour discuter avec un grand groupe », François Garcia
Des investissements qui permettent de survivre, d’anticiper les tendances du marché pour mieux conseiller à l’instant t, mais aussi d’atteindre une taille critique parfois fondamentale pour séduire les grandes marques. « Elles préfèrent confier leur budget à des réseaux puissants, stables financièrement, qui existent depuis longtemps, qui ont fait leurs preuves et qui sont répandus à l’international » selon M. Diaz. Ce que confirme François Garcia : « il est difficile d’aller gagner des budgets internationaux auprès de grands annonceurs si vous n’êtes pas intégré dans un grand groupe de communication : WPP, Omnicom, Publicis, Havas (en France), Dentsu, Interpublic ».
« Seuls quelques acteurs resteront »
La concentration du secteur, déjà bien entamée depuis plus de cinq ans, poursuit sa trajectoire. « C’est l’histoire du monde de la pub. Il y avait plusieurs milliers d’agences publicitaires sur Madison Avenue dans les années 1960, puis tout s’est concentré. C’est donc bon signe, car cela veut dire que le secteur devient plus mature, sérieux et critique pour les marques. Au bout du compte, seuls quelques réseaux resteront. Ils ne seront que la suite des réseaux publicitaires, et de quelques grands groupes digitaux qui n’existaient pas avant Internet » anticipe Manuel Diaz.
Une inclination que confirme Dominique Delport. « Il y a deux ans, nous avons racheté MFG Labs, une start-up française spécialisée en big data, en stratégie sociale et en capacité algorithmique. La société a ensuite réalisé une partie de ses développements pour Havas et Havas Media en interne, ce qui a débouché sur l’offre produit d’Affiperf Meta DSP, le premier meta DSP (demand side platform, un système permettant de surveiller les inventaires des ad exchange, notamment pour la publicité programmatique) au monde. C’est une innovation française, entièrement pilotée par MFG Labs, mais que Havas va décliner dans 102 pays grâce à son réseau. Nous apportons l’effet de levier aux start-ups » rapporte Dominique Delport.
Selon plusieurs experts, le marché de la communication et du marketing digital serait voué à former un oligopole à frange. Quelques grands groupes qui captent l’essentiel de la valeur du marché aux côtés d’une multitude de petits acteurs qui récupèrent les miettes. « C’est aussi la capacité des grands groupes à se nourrir avec l’innovation venue de petites structures. Par exemple, la quasi-totalité des nouveaux produits d’AOL est le fruit de la combinaison de ses trois ou quatre dernières acquisitions (adapt.tv, Convertro, Gravity…). Ces start-ups sont au cœur de leur offre et couvrent l’ensemble de leurs clients » explique Dominique Delport. Un schéma assez proche de celui de Facebook dont le dernier produit phare – qui permet de suivre les utilisateurs hors de Facebook, et sur tous les appareils – émane du rachat d’Atlas (ciblage multicanal) à Microsoft l’an passé et de LiveRail pour assurer le même niveau de suivie dans la vidéo.
Au final, « il vaut mieux être bien accompagné pour discuter avec un grand groupe, pas tant parce que c’est dur en négociation, mais parce que cela prend beaucoup de temps et que cela peut déstabiliser l’activité quotidienne de son agence » selon François Garcia. Dans tous les cas, estime un autre directeur d’une grande agence française, malgré les arguments, « on a la valeur que l’on veut bien vous donner ».
Olivier HARMANT
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