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Recommerce: quelle place pour la data dans l’économie circulaire?

Interview de Pierre-Etienne Roinat (Recommerce Group), par Laurence Faguer, experte FrenchWeb

Drôle d’interview. J’ai joint de Los Angeles – à proximité d’un Apple Store très couru un samedi de mi mars – Pierre-Etienne Roinat, le président et co-fondateur de Recommerce Group, alors que la France était confinée. Son groupe allait-il souffrir du contexte Covid-19 ? Nullement. Non seulement les équipes de Recommerce© ont continué à servir leurs clients, le modèle étant 100% multicanal, mais elles ont fait la preuve – bien malgré elles – que le sens de l’histoire était de changer nos habitudes de consommation, et que le réemploi de produits était une partie de la solution, à systématiser dans tous les secteurs. Ma eRencontre avec Pierre-Etienne Roinat.

:: Aujourd’hui, le terme « recommerce » est passé dans la langue courante. Ce n’était pas le cas il y a 10 ans. Comment vous est venue l’idée de créer une entreprise dans ce secteur ?

Pierre-Etienne Roinat : Nous avons lancé l’entreprise en 2009 et nous étions en effet les premiers à employer ce terme qui est notre marque déposée depuis l’origine. Avec mes associés et l’ensemble de l’équipe, nous avons toujours été sensibles aux problématiques de développement durable et de lutte contre le gaspillage. En 2008, avec mon associé, Benoît Varin, nous avons fait une mission pour les Nations Unies portant sur la régulation des flux de déchets électroniques au niveau de la planète. Nous nous sommes rendus compte qu’au delà de ce non-sens écologique, il y avait un vrai non-sens économique, puisque une bonne partie des produits jetés avait encore de la valeur et donc un vrai potentiel de commercialisation. Nous nous sommes demandés pourquoi l’industrie du réemploi n’était-elle pas plus répandue, quels étaient ses freins et pourquoi des acteurs existants n’arrivaient-ils pas à trouver leur marché ou à passer à l’échelle industrielle.

 

:: Et vous avez décidé de vous lancer. Mais pourquoi avoir choisi les téléphones portables ?

Nous nous sommes tournés sur cette catégorie car elle se prêtait bien à ce modèle de re-commercialisation. Nous avons commencé à proposer aux opérateurs des concepts de reprise, puis, progressivement, des concepts de revente de produits reconditionnés, pour adresser la problématique globale du réemploi des produits.

Credit : Recommerce.

:: Pourquoi, selon vous, les opérateurs n’ont-ils pas développé eux-même cette activité ? Ils en avaient la possibilité.

Peu d’acteurs font le choix d’internaliser ces activités, car elles sont spécifiques par rapport au marché du neuf. Nous ne sommes pas du tout sur les mêmes réflexes, ni sur les mêmes enjeux. La première différence, c’est que les distributeurs achètent à des grossistes et vont vendre à des particuliers. Nous, nous sommes dans une économie inversée : nous achetons à des particuliers, nous transformons les produits et nous les revendons à des professionnels. Or acheter auprès de particuliers n’est pas le métier initial des distributeurs de produits neufs.

La deuxième différence est l’état du produit. Lorsque l’on achète deux produits neufs, ils sont identiques. Deux produits d’occasion, ils ont beau avoir la même référence, ils ont vécu différemment – l’un a pu avoir un problème technique et il aura une durée de vie résiduelle différente ; un autre  aura une égratignure – et cet état va influer énormément sur sa valeur. Toute notre modèle économique vise à intégrer ces différences.

Credit : Recommerce.

«Chez certains opérateurs, jusqu’à 30 % des actes de vente intègrent la reprise»

:: Expliquez-nous concrètement quel circuit mettez-vous en place, tant pour le consommateur final que pour les opérateurs/distributeurs ?  

Chez Recommerce©, nous avons deux clients, un à l’achat et l’autre à la revente. Sur l’achat, notre volonté est de mettre en place les systèmes auprès des distributeurs et opérateurs pour systématiser l’acte de reprise dès lors qu’un nouveau produit est vendu sur le marché. C’est un changement de paradigme dans les méthodes de vente – que le secteur de l’automobile pratique depuis longtemps. Dans la téléphonie, c’est un acte de plus en plus systématisé : chez certains opérateurs, jusqu’à 30 % des actes de vente intègrent la reprise.

A l’achat d’un nouveau téléphone dans une boutique opérateur, le vendeur va proposer à son client de racheter son ancien téléphone, en renseignant quelques questions dans une interface que Recommerce© lui met à disposition pour connaître la valeur de ce téléphone. Si le client est d’accord, il payera le prix de son nouveau téléphone défalqué de la valeur de l’ancien téléphone, ce qui lui permet de gagner en pouvoir d’achat de manière parfois assez significative.

Nous développons et gérons pour le réseau de points de vente l’ensemble du processus de reprise : la mise à disposition des interfaces pour faire les achats, la gestion des flux financiers, et la reverse logistique qui consiste à rapatrier le produit de la boutique vers nos centres de traitement.

Et ce processus est aussi décliné en Web : nous développons en marque blanche des interfaces pour les distributeurs ou opérateurs pour faire cet acte en ligne et nous le proposons aussi pour la télévente.

Source : Recommerce (Facebook).

:: Quelles sont les barrières à l’entrée, empêchant un autre acteur de vous concurrencer ?

Notre métier est d’acheter énormément de produits tous très différents, dont on ne sait pas forcément faire le diagnostic complet à l’achat, et de les revendre sur les marchés les plus appétents. En France, par exemple, la demande de produits d’occasion ne correspond pas forcément à ce que vendent les français. Donc nous devons faire constamment des choix de réparations ou de reconditionnements qui, s’ils sont mal pilotés, peuvent générer des pertes importantes ou détruire de la valeur.

 

:: La reverse logistic existe dans la location de vêtements, chez Run The Runway, par exemple. Est-ce la même logique ? 

Oui, c’est une composante complète de cette reverse economy. La capacité à ne pas seulement livrer un client, mais à aller chercher un produit chez un client ou un distributeur, de le remettre en état puis de livrer le client final ou le distributeur.

 

:: Vous êtes à la fois en ligne et en magasin. Quelle est l’organisation mise en place pour cette gestion omnicanal ?  

En 2009, il n’existait aucun logiciel ERP capable à la fois de gérer cette reverse logistic, de gérer des achats auprès des particuliers, d’opérer parfois en marque propre et parfois en marque blanche, de prendre en compte des régimes fiscaux propres à notre économie et d’être très rapidement sur beaucoup de pays. Nous avons donc développé notre propre plateforme ERP permettant de gérer et optimiser l’ensemble des flux propres à cette activité.

 

:: Mais comment présenter à la vente un téléphone reconditionné, par définition unique, en simultané sur tous les canaux de vente ? A la seconde où un téléphone est vendu, il ne doit plus exister ailleurs 

Nous avons un stock unifié, alimenté en amont par une vingtaine de canaux de reprises dans différents pays, web et retail, consolidé et redistribué au sein de multiples canaux.

Credit : Recommerce (Facebook).

:: Quelle est la répartition de vos canaux de revente ?

Notre société est multi-canale. Nous vendons en web, comme en retail ; en marque propre, comme marque blanche ; et adressons les circuits longs comme les circuits courts. Ainsi, nous réalisons 50% de nos ventes online via notre propre site (www.recommerce.com) ainsi que via des distributeurs ou des marketplaces. L’autre moitié de nos ventes est réalisée auprès d’enseignes européennes de distribution physique dont principalement les opérateurs.

 

:: Combien de smartphones achetez-vous par an ? 

Nous achetons plus d’un demi-million de smartphones par an et c’est en forte croissance chaque année.

Source : Recommerce / IDC. – De 2018 à 2023, la croissance moyenne des smartphones reconditionnés atteindrait 13,6% par an en volume.

:: J’ai interviewé récemment Laurent Letourmy, le CEO de Ysance, qui a souligné combien la data était importante aussi dans l’économie circulaire. Quelle data et connaissance client apportez-vous aux re-commerçants ?

Notre entreprise peut paraître industrielle, mais en fait elle est très Tech. Plus de 20% de nos effectifs sont des data scientists et des développeurs informatiques. Nous sommes data-driven, dans le sens où notre mission est d’optimiser, grâce à la data, le potentiel économique de chaque produit que l’on va collecter et d’en optimiser le niveau de qualité pour in fine satisfaire le consommateur final. Nous faisons bénéficier nos re-commerçants de toute cette datascience. Nous fixons nous-même le prix de rachat, nous intégrons notre probabilité de le revendre quelques semaines après sur différents marchés. Le marché est récent, très peu d’acteurs sont profitables, mais c’est le cas de Recommerce© parce que nos fondamentaux sont très financiers et très Tech.

 

:: Cette économie circulaire est encore récente en France. Avez-vous eu un Aha moment vous disant que les consommateurs français vous suivaient sur cette voie ?

Nous en avons eu deux ! Le premier en 2012 lorsque Free est arrivé sur le marché des télécoms et que les téléphones sont devenus moins subventionnés. Les Français ont pris conscience qu’un téléphone ne vaux pas “un euro” et qu’il a une valeur potentielle, Ils se sont aussi demandé “ Comment acheter un nouveau téléphone si je ne fais pas appel à la subvention de mon opérateur ?”. Il y a deux solutions : revendre son ancien téléphone ou acheter non pas un produit neuf, mais son équivalent en reconditionné, soit 20 à 50% moins cher.

La solution n’est plus nice to have, elle s’inscrit dans une stratégie must have de circularité.

 

:: Et votre deuxième Aha moment ?

Il est maintenant, en 2020. A la fin de l’année dernière, les opérateurs ont pris la parole et ont affiché de fortes ambitions sur les produits reconditionnés. La solution n’est plus nice to have, elle s’inscrit dans une stratégie must have de circularité. Elle est un extraordinaire levier de ventes. Les consommateurs sont de plus en plus demandeurs de revendre leur ancien produit lorsqu’ils en achètent un nouveau, et ils attendent aussi légitimement de leurs opérateurs ou distributeurs une offre complète de produits reconditionnés. Notre volonté est d’être le premier enableur de cette économie, en permettant aux opérateurs et distributeurs de s’exprimer sur le sujet.

 

Source : La French Tech

:: Vous avez été sélectionné pour intégrer le Next 40 aux côtés de pépites du numérique et de la TechForGood. Cela a-t-il changé votre management interne, et que voudriez avoir accompli, disons, à trois ans ? 

Cette entrée dans le Next 40 a été la reconnaissance de notre travail de pionnier sur ce marché assez extraordinaire en termes de potentiel et qui n’en est qu’à ses débuts. Ceci dit, nous voulons profiter au quotidien de cette labellisation pour mener notre mission grâce au système étatique efficace qui nous permet d’avoir un accès privilégié avec toutes les administrations françaises.

 

:: Quelle est cette mission ?

Elle est de contribuer à faire évoluer les lois, afin de faire émerger cette économie circulaire. Le sens de l’histoire pour nous tous est de changer nos pratiques de consommation, que nous réfléchissions autour de nos usages et que le réemploi devienne un automatisme.

Il y a aujourd’hui des start up qui se créent tous les jours autour de cette économie circulaire. La France doit être en pointe sur cette nouvelle économie qui peut être énormément créatrice de valeur.

 

:: Diriez-vous que le contexte du Covid-19 vous y aide ?

Nous voulons participer à la construction d’une économie durable, locale et résiliente. Nous avons en France un gisement de ressources locales et la période actuelle est une bonne opportunité de développement industriel, notamment dans le secteur du réemploi, et ainsi de renforcer notre économie locale. Nous pensons pouvoir apporter notre contribution à la structuration de ce marché et à son développement.

 

:: Vous avez créé une plateforme pour sortir du gaspillage technologique. Pourriez-vous envisager de créer des plateformes « soeurs » sur d’autres marchés, comme la mode, par exemple ?

Nous sommes en effet très sollicités par des acteurs de d’autres secteurs, en étant l’un des seuls acteurs à avoir craqué le business modèle et à avoir réussi à le rendre rentable. C’est un axe sur lequel nous réfléchissons.

 

Pour aller plus loin

L’experte:

Laurence Faguer est une marketeuse et entrepreneuse « go-between » France et USA, fondatrice de Customer Insight.

A la demande d’entreprises françaises, elle repère en personne les innovations en Digital, Mobile et Retail aux Etats-Unis, avant qu’elles ne soient connues en France, puis les aide à transposer avec succès ces stratégies ayant fait leur preuve aux U.S.

Laurence est l’une des expertes retail et beautytech de FrenchWeb, vous pouvez régulièrement retrouver ses analyses, et interview sur Decode Retail.

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