Redéfinir le concept de vision dans un monde incertain : la vision comme modèle mental
Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)
L’une des choses les plus difficiles à faire admettre lorsque je présente l’effectuation (la logique d’action des entrepreneurs) est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une vision pour piloter son organisation. On m’oppose souvent l’argument qu’il faut bien avoir une « Étoile polaire » pour guider l’action des collaborateurs et qu’une telle direction est particulièrement nécessaire dans un monde incertain. Je pense que c’est précisément le contraire. Mais surtout, dans un tel monde, c’est la notion même de vision qu’il faut redéfinir tant la façon dont elle est définie traduit une conception du monde qui n’existe plus.
La vision est l’un des concepts les plus importants de la pensée stratégique classique. Celle-ci stipule que l’organisation doit avoir une vision, une mission et une stratégie, cette dernière étant définie comme le moyen d’atteindre un objectif donné, comme la pénétration d’un marché particulier. La vision, elle, est la représentation ambitieuse d’un état futur préférable à l’état actuel, en général sur un horizon de cinq à dix ans. La vision existe pour guider et inspirer les collaborateurs. La formuler est la tâche majeure du dirigeant. L’idée derrière l’importance de la vision est que dans la mesure où nous pouvons prédire l’avenir, nous pouvons le contrôler, c’est à dire contrôler notre position dans un marché futur: c’est l’objet de la stratégie.
Dans le monde stable et certain, la vision peut être utile et son développement peut avoir un sens. Mais dans un monde qui change en permanence et de manière de plus en plus inattendue, un monde incertain et plein de surprises, déterminer une vision et s’y tenir devient de plus en plus difficile et surtout dangereux. Quand on mesure à quel point notre monde change rapidement et profondément, on peut douter sérieusement du caractère raisonnable de développer une vision sur un horizon de cinq à dix ans. Imaginer un état futur dans un tel monde est tout bonnement impossible et la réalité risque de réduire à néant en quelque temps la vision patiemment élaborée.
En étudiant l’action entrepreneuriale mise au jour au travers de la théorie de l’effectuation, on apprend que les entrepreneurs donnent une réponse originale à ce problème: ils ne sont pas bloqués face à l’impossibilité de prédire résultant de l’incertitude, et donc à l’impossibilité de définir une vision, car ils estiment que la prédiction n’est pas nécessaire. Ils inversent en effet la proposition de la stratégie en estimant que dans la mesure où on peut contrôler l’avenir, on n’a pas besoin de le prédire. Contrôler l’avenir, qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire agir pour transformer l’environnement en fonction de nos souhaits.
La vision c’est le modèle mental
Mais s’il n’est plus possible de définir une Étoile polaire qui guide notre action, au sens d’un état futur souhaitable, par quoi celle-ci est-elle guidée? Car bien-sûr les entrepreneurs ne progressent pas au hasard. Pour le savoir, il faut prendre conscience de la contribution fondamentale des entrepreneurs qui est de changer notre façon de voir le monde: ils nous font trouver normal quelque chose qu’on trouvait inacceptable avant qu’ils n’agissent. Ainsi, AirBnB nous fait trouver normal qu’un inconnu dorme dans notre salon! En un mot, les entrepreneurs changent nos modèles mentaux, c’est à dire l’ensemble de nos croyances et suppositions sur le monde.
Les psychologues et les philosophes ont montré depuis longtemps que nous ne pouvons agir que sur la base de modèles mentaux. C’est vrai aussi bien au niveau individuel qu’au niveau collectif (équipe, département, organisation).
Les modèles mentaux prennent une importance particulière dans un monde qui change rapidement et profondément, qui connaît ce que le sociologue Harmut Rosa appelle une accélération. L’accélération a pour effet de rendre nos modèles mentaux obsolètes rapidement. Si, dans un monde lent et certain, on pouvait laisser le temps faire évoluer tout seul nos modèles, ce n’est plus possible. La plus étayée des croyances, celle qui nous a servi durant des décennies, peut devenir fausse par un de ces sauts soudains et brutaux de notre environnement qui deviennent si courants aujourd’hui.
Dans un monde effectual, la vision n’est donc pas l’image figée d’un futur lointain, futur qui n’arrivera jamais et que nous nous épuiserons à atteindre bien avant qu’il ne devienne une chimère. Dans ce monde, la vision, c’est la façon dont notre organisation voit le monde et le comprend aujourd’hui. C’est la façon dont l’organisation construit une représentation non pas exacte, mais efficace de la réalité. Conformément au principe n°1 de l’effectuation (démarrer avec ce que vous avez), l’organisation trouve en elle-même la source et la raison de sa vision pour se projeter vers l’extérieur et le transformer selon ses souhaits.
Au travers de ce principe, la vision cesse d’être ce qu’elle est si souvent dans nombre d’organisations: une peinture desséchée et hors-sol à laquelle il faut faire « adhérer » les collaborateurs en raison même de ce caractère hors sol. Elle est au contraire incarnée par l’organisation et par ses membres par sa nature même. Elle est actionnable et elle évolue avec le temps de façon organique, ce qui lui évite d’être figée. Définie comme modèle mental, la vision est pour l’organisation ce qui l’anime, ce qui lui permet de fonctionner comme une organisation, ce qui rejaillit vers l’externe, ce qui la rend tout à fait unique, ce qui lui permet de faire sens.
Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif: Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment. Voir mon article précédent sur la vision: Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations.
Le contributeur:
Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations. Pour suivre ses écrits, rendez-vous sur son blog.
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Merci Philippe pour ce post. « Déterminer une vision et s’y tenir devient de plus en plus difficile et surtout dangereux. » ! C’est le « s’y tenir » qui me semble vraiment dangereux. La vision n’est pas nécessaire à l’entrepreneur mais permet de poser certaines choses qui seront peut-être amener à bouger. Au delà de la vision, je préfère parler de sens et de raison d’être qui me semble un peu plus perenne … et histoire de changer un peu :-)
Amicalement,
Une vision ou mission n’est pas une stratégie à 5 ou 10 ans mais un cap pour le siècle à venir. Dans un monde incertain ce cap est plus que jamais nécessaire pour ne pas se perdre en réagissant à toutes les modes ou au contraire en s’enfermant dans des fonctionnalités. La mission de google n’est pas de faire un moteur de recherche ou de vendre des liens sponsorisés mais « d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous ». La mission de la SNCF n’est pas de faire rouler des trains mais de « de déployer une mobilité fluide et de porte à porte, partout et pour tous ».