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Richard Sheridan: «Ce que doit provoquer l’ingénieur, c’est l’enchantement»

Interview réalisée par l'USI, la conférence «Unexpected Source of Inspiration», à retrouver sur leur blog.

C’est quoi, une culture de la Joie ?

Un concept idéaliste pour certains, une réelle nécessité dans l’entreprise d’aujourd’hui pour d’autres. Richard Sheridan a fait son choix : la Joie n’est pas seulement le but de son entreprise Menlo Innovations, c’est aussi le moteur de chacun de ses employés. En attendant de le retrouver à la conférence USI 2016, découvrez le parcours atypique de ce passionné du code et de la technologie…

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Dans votre livre « Joy Inc. How We Built a Workplace People Love », vous dites être passé de la joie à la désillusion, avant de revenir à la joie. Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous avez vécu et ressenti ce cheminement de sentiments ?

Richard Sheridan: Au départ, la joie originelle pour moi était de me rendre compte que j’avais trouvé mon but dans la vie, une activité que j’aimais vraiment et qui pouvait apporter quelque chose au monde. Et cette chose, c’était de coder des logiciels. C’est une activité très créative et intellectuelle, qui m’a attiré dès mon plus jeune âge.

J’ai littéralement écrit mon premier programme à 13 ans ! J’ai eu d’excellentes premières expériences avec l’informatique, notamment le fait d’avoir été payé pour coder un logiciel à l’âge de 15 ans !

C’était une expérience très gratifiante, même si très sincèrement c’était un peu inhabituel pour la plupart des enfants de mon âge. Ils gagnaient plutôt leur vie en livrant des journaux ou en tondant des pelouses, pas en écrivant du code !

Plus tard, j’ai décroché un double diplôme en sciences informatiques et ingénierie informatique à l’université du Michigan. En 1992, j’avais environ 25 ans et j’étais heureux d’avoir pénétré l’un des domaines les plus importants de l’histoire ! J’étais bien préparé et formé pour ça, et j’adorais ce que je faisais. C’était ça, ma joie originelle. Le monde était à moi !

Mais la peur a commencé à s’immiscer très rapidement. Quand j’ai commencé à travailler, j’ai vite compris qu’il y avait des problèmes dans le domaine que j’avais choisi. Pas avec moi personnellement, mais dans ce secteur en général.

J’ai commencé à ressentir ce qu’on appelle aujourd’hui dans le milieu la Death March Culture (« culture de la marche de la mort »), où on travaille 60-70 heures par semaine, on ne voit pas sa famille, on rate des deadlines et on livre de mauvais résultats. Les utilisateurs n’arrivent pas à comprendre ce que vous avez créé, alors vous commencez à rédiger des manuels d’utilisation toujours plus détaillés…

Tout à coup, j’ai perdu la joie que j’avais ressentie sur deux fronts : d’un côté, j’étais managé par la peur. Les gens demandaient « Combien d’heures tu as fait cette semaine ? » au lieu de « Est-ce que tu as fait du bon travail ? » Mon patron remettait en question tout ce que je voulais faire de ma propre initiative. Même les choses qui n’étaient pas liées au travail !

L’autre peur était de me demander si j’avais choisi le mauvais métier. J’avais passé les douze dernières années à me préparer à une carrière qui s’annonçait formidable. Mais si ce n’était pas ça le bon choix, alors qu’est-ce qui l’était ?

J’en suis arrivé à avoir peur d’aller au travail et à me demander si le secteur entier n’était pas comme ça. Est-ce que j’avais vraiment envie de participer à ce système ?

Ce sentiment m’a poursuivi pendant les dix années qui ont suivi.

 

…et ensuite, retour à la joie ?

Oui ! Je suis un éternel optimiste. Je devais trouver une issue.

J’étais convaincu qu’il y avait une meilleure façon de faire les choses dans mon domaine. Et j’étais déterminé à la trouver.

Je n’avais pas d’idée précise, mais je savais qu’il fallait faire différemment. Mon cheminement m’a amené jusqu’à des auteurs et des livres. Pas des livres sur la technologie, mais sur le travail d’équipe, le design organisationnel, le management, la vision.

 

Pouvez-vous nous donner des exemples ?

Bien sûr. Le livre de Peter Senge, La Cinquième discipline. L’Art et la manière des organisations qui apprennent. Celui de Tom Peters, Le prix de l’excellence, a aussi été important pour moi. John Naisbitt et Patricia Aburden en ont écrit un appelé Les dix commandements de l’avenir (Megatrends).

Tous ces livres ont confirmé quelque chose auquel je croyais profondément : il existe une meilleur façon de gérer une entreprise. Ils ne m’indiquaient pas forcément comment changer de travail. Mais au moins ils me disaient au moins que mon rêve était accessible, réalisable. Ça m’a donné de l’espoir pour l’avenir. Et c’est ce dont j’avais besoin par dessus tout !

Ce qui était bizarre et frustrant, c’est que tout le monde pensait que je faisais un l’excellent travail et me demandait de continuer ! En 1997, quand je suis devenu vice président de la R&D d’une société appelée Interface Systems, j’ai décidé, à cet instant précis, que j’allais bâtir la meilleure équipe logicielle qu’on ait jamais vue. Pendant deux ans, j’ai essayé de toutes mes forces. Et je peux vous dire qu’essayer de toutes ses forces n’est pas suffisant ! On ne peut pas améliorer une culture par la simple force de la volonté, il faut adopter une approche différente. En 1999, cela m’est apparu évident après avoir lu un certain livre et vu une certaine vidéo… J’ai eu ce que Frans Johansson appelle le « déclic » (« the click moment ») où soudain tout se met en place et ce que vous devez faire devient évident. Je n’étais pas PDG, je ne m’occupais que de la R&D, mais j’ai quand même réussi à accomplir quelque chose en deux ans. Ça a été pour moi le retour de la joie. Il y avait une structure, des utilisateurs heureux, des collègues heureux, de la productivité, de l’énergie humaine, etc. C’était palpable.

Et puis la bulle internet a éclaté ! En 2001, des centaines de milliers de gens, dont moi, se sont retrouvés sans travail. Mais on ne pouvait pas m’ôter ce que j’avais appris durant ces deux années. J’ai créé une nouvelle société avec des co-fondateurs, basée sur les leçons tirées de ces deux années. Et c’est ce qui est devenu Menlo Innovations.

 

Quelle histoire ! Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir le mot « joie » pour qualifier votre concept plutôt que « bonheur », par exemple ?

C’est un choix très réfléchi. L’origine de ce choix vient la conférence de Simon SinekStart with Why (« Commencez par demander pourquoi »).

J’avais commencé à parler de Menlo un peu partout dans le monde depuis quelque temps. Quelqu’un a entendu ma présentation et m’a envoyé cette vidéo de Simon Sinek en disant : « Rich, c’est exactement ce que tu fais ! Tu commences en te demandant pourquoi. Tu es l’incarnation de ce dont parle Sinek dans sa vidéo. »

Je l’ai regardé avec attention et je me suis rendu compte que je ne faisais pas ce que Simon Sinek recommandait. Quand je parlais de Menlo, je disais ce qu’on faisait et comment on le faisait. Mais j’en venais rarement au « pourquoi ». Et je me suis rendu compte à quel point c’était important : les gens n’achètent pas ce que vous faites, ils achètent pourquoi vous le faites.

Alors j’ai décidé de commencer à parler de Menlo en commençant par ce fameux « pourquoi ». Mais qu’est-ce que j’allais dire ? L’une de nos principales déclarations de mission était claire depuis un moment : mettre fin à la souffrance humaine dans le monde grâce à la technologie. Je pensais tenir notre pourquoi… Et puis je me suis dit : « La souffrance, vraiment ? Est-ce que c’est à ça que je veux que les gens pensent quand ils songent à Menlo ? » Probablement pas le meilleur choix de mot !

J’ai poursuivi la lecture de notre déclaration de mission, et tout en bas, comme si elle m’attendait depuis toujours, il y avait cette phrase : « Notre but depuis 2001 est de ramener de la joie dans l’une des aventures les plus exceptionnelles que l’humanité ait jamais entreprises, l’invention du logiciel. » C’était ça ! La joie était le message que nous voulions apporter au monde.

Je la distingue du « bonheur » parce que je crois qu’il est contre nature d’être heureux tout le temps. Il faudrait être sous traitement médical pour ça ! Pour moi, la joie est une proposition à plus long terme. Comme élever des enfants, en quelque sorte. Ils peuvent être merveilleux, vous pouvez les aimer par-dessus tout, ce n’est pas le bonheur tout le temps. Il y a de la douleur, de la souffrance, des difficultés, des conflits… Mais au bout du compte, il y a de la joie.

Ce qu’on éprouve en effectuant un travail qui a du sens, si difficile soit-il, c’est de la joie.

Nous avons décidé de construire toute notre équipe, notre société, notre méthodologie et notre vision autour d’une idée très simple : que nous pouvions enchanter les gens. Et pour nous, il y a de la joie dans cet enchantement. Mais pour pouvoir faire ça, il a fallu tout changer !

 

Est-ce que la perception traditionnelle du management est compatible avec une culture de la joie ? Et si non, qu’est-ce qui doit changer ?

Nous avons une approche très différente du management. Nous gardons nos distances avec le concept de patron. Les patrons disent aux gens quoi faire, et s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, ils utilisent la peur comme motivation.

L’autre pendant de l’équation, c’est le leadership. Les leaders influencent les gens, ils apportent une vision. Cela peut provenir de n’importe où dans une organisation, il n’y a pas besoin de hiérarchie. On compte beaucoup de leaders chez Menlo, mais il n’y a pas de patron.

Cette idée n’a rien de nouveau. Nous savons par les livres qu’elle est efficace, et qu’elle l’est depuis longtemps. Mais le monde ne prête pas toujours attention aux choses qui sont pourtant avérées.

Nous avons un panneau chez Menlo qui dit « La technologie change rapidement, les gens changent lentement »…

 

Les Français sont notoirement pessimistes, comme vous le savez sans doute ! Comment pensez-vous qu’ils prendront cette idée de culture de la joie ?

J’ai vécu une expérience marquante à Berlin, où j’ai donné une conférence. Des ingénieurs allemands sont venus me voir en larmes après mon talk ! Si j’ai réussi à les faire pleurer, peut-être que je pourrais aussi émouvoir les Français.

Je pense aussi que je peux aller passer outre le pessimisme des gens en reliant avec leur travail, quel qu’il soit, l’idée d’apporter de l’enchantement. Je rappelle aux gens pourquoi ils ont choisi leur profession. C’est beaucoup plus profond que de dire « Je voulais gagner plein d’argent » ou « C’est ce pour quoi j’ai fait des études ». Ils peuvent être ingénieurs, artistes… Ça n’a pas d’importance.

 

Visiblement, la technologie vous fait vibrer. Qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus ?

Probablement quand quelqu’un entre en contact avec le travail que nous avons fait et se rend compte que nous avons amélioré sa vie. Il ne s’agit pas que de travail technique, ou de dire « Regardez comme je suis malin ». Ce que doit chercher à provoquer l’ingénieur, c’est l’enchantement. C’est ça qui me fait vibrer.

Nous sommes un secteur tourné vers le service. Les ordinateurs n’ont pas de valeur s’ils ne sont pas au service des gens.

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