Sans sentiment d’urgence, la transformation digitale est peine perdue
Deux choses conditionnent à mon sens la réussite d’un projet de transformation digitale : le sentiment d’urgence et l’implication claire et non ambigüe des dirigeants. Sans ces deux éléments rien ne réussira. Le budget ne vient qu’ensuite. Vous pouvez avoir des centaines de millions à dépenser, si personne ne comprend l’urgence et/ou que les dirigeants ne montrent pas la voie de manière explicite et exemplaire rien ne se passera.
J’avais fait une analyse similaire par rapport aux réseaux sociaux d’entreprise et elle reste donc d’actualité, à une petite différence près. Ici le périmètre est plus large puisqu’il inclut en plus les dimensions business model et relation client, et que l’urgence face à la concurrence y est plus facilement perceptible que l’urgence interne. C’est d’ailleurs le plus souvent l’urgence par rapport à l’environnement qui amène l’urgence interne.
Il est plus simple de percevoir l’urgence qui vient de l’extérieur
Si on ne se regarde que soi-même, on a moins facilement conscience qu’il faut changer les choses que si on se benchmark par rapport aux concurrents et qu’on en tire les conséquences sur la manière de produire. On aura moins de mal à travailler autrement lorsque des business nouveaux demanderont des produits, des services et des expériences nouveaux qui nécessiteront des processus de production différents qui demanderont d’autres manières de travailler.
On peut bien sûr imaginer que le sentiment d’urgence interne soit stimulé par une compétition entre départements ou business units, mais il faut reconnaitre que c’est beaucoup plus rare.
Récemment, une personne plutôt brillante m’a dit : «mais il n’y a pas d’urgence dans notre secteur donc c’est compliqué de mettre l’entreprise en mouvement». En fait, il voulait plutôt dire que le sentiment était mal perçu et encore moins partagé. Il a en effet poursuivi : «quand le PDG donne un horizon de plus de 10 ans pour la transformation digitale et que l’on voit les bénéfices qu’on fait, comment voulez-vous que les gens se mobilisent. Vu notre taille et notre leadership sur le marché les collaborateurs s’attendent à ce qu’on passe les obstacles naturellement». Pourtant de nouveaux entrants «disruptent» son marché tous les jours et, même si les barrières à l’entrée sont fortes et le secteur très réglementé, ce n’est qu’une question de temps avant que la tornade n’emporte tout sur son passage si on ne se prépare pas. Il en avait conscience mais ce sentiment était beaucoup plus diffus au sein de son entreprise.
L’urgence est un outil de conduite du changement
Ce qui m’a amené à réfléchir aux caractéristiques d’une urgence propre à entrainer un collectif dans un processus de transformation. Car ne nous trompons pas : en plus d’être un facteur perturbateur externe, l’urgence est ici un outil de conduite du changement.
En effet, elle rend le changement nécessaire, constitue une cause de mobilisation commune et donne du fond et de la légitimité à la communication de l’entreprise et au message des dirigeants.
L’urgence doit être réelle, perçue et partagée
Avant tout, l’urgence doit avant tout être réelle. L’est-elle pour tous les secteurs ? Je pense que oui. Parlez-en à la presse, aux taxis, à la grande distribution, aux constructeurs automobiles et aux chaînes d’hôtels pour ne citer qu’eux. Ici la disruption vient principalement du marché et l’émergence de nouveaux concurrents, soit frontaux, soit qui adressent le besoin du client différemment.
Qu’en est-il de l’industrie lourde ? La disruption y est- à mon avis – plutôt technologique. Elle va toucher l’amélioration de l’outil de production et du produit. Là où dans le premier cas on pensera d’abord offre et marché, là on pensera surtout data et «intelligence embarquée». Par exemple, que ce soit pour leur propre outil de production ou pour leurs clients il est évident que les objets connectés et les données sont un facteur de disruption majeure (services additionnels, maintenance prédictive).
Disons que la différence entre une disruption par le marché et par la technologie est que dans le premier cas c’est que l’une touche le métier, l’autre le produit. Dans un cas le risque est la disparition pure et simple, dans l’autre la perte progressive d’avantage concurrentiel. Elle mène à la disparition mais à plus long terme. C’est bien sur une vision simplifiée d’un sujet infiniment plus complexe : en fait, toute entreprise est concernée par les deux, mais relève davantage d’une logique que de l’autre.
L’urgence est plus facilement perçue dans le premier cas que dans le second car elle est visible de tous, même de l’extérieur. Ce qui m’amène à mon second point.
L’urgence existe pour tous mais elle n’est pas toujours perçue
Pour que l’urgence puisse être utilisée comme outil de changement, encore faut-il qu’elle soit perçue. Et là la situation diffère selon les cas.
Lorsqu’elle vient du marché ou concerne les services elle est, nous l’avons vu, perceptible de tous. Dirigeants, clients, grand public. Les médias en parlent, les salariés commencent à craindre pour l’obsolescence de leur entreprise, leur propre obsolescence et le futur même du métier de leur employeur.
Lorsqu’elle est surtout technologique, lourde, elle est souvent visible des experts. Il faut beaucoup de temps à ce que les collaborateurs en aient conscience et encore plus pour le grand public. Elle concerne d’ailleurs le plus souvent des entreprises où l’innovation technologique est stratégique et où le sujet est la propriété d’experts. C’est leur travail et les autres se reposent sur eux. Ce sont des secteurs où l’urgence est également perçue comme étant à plus long terme…donc moins urgente.
Bien sûr, il y a des cas intermédiaires. Sur des activités réglementées notamment ou lorsqu’une entreprise pense que sa taille et son leadership actuel la protègent autant que la détention de brevets ou d’innovations majeures. Je pense notamment au secteur de la banque et de l’assurance où pendant longtemps on a eu des comportements dignes de l’industrie lourde alors qu’on est sur des activités de services assez facilement disruptibles.
Or, lorsque seule la direction et les experts ont une vision de l’urgence ça n’est pas assez pour mobiliser toute une entreprise. Il faut qu’elle soit partagée.
Une urgence perçue n’est pas toujours partagée
On voit donc l’intérêt de savoir communiquer et partager le sentiment d’urgence. Dans les cas où elle est perceptible par tous la question ne se pose pas. Le rôle des dirigeants est plutôt de valider ce sentiment commun officiellement et passer tout de suite à la phase suivante : montrer qu’ils ont une vision et savent où ils vont emmener l’entreprise. Ca n’est pas une mince affaire, mais c’est un autre sujet.
Dans les cas où l’urgence n’est perçue qu’à haut niveau, il faut provoquer une prise de conscience chez les collaborateurs et faire preuve de pédagogie avant toute chose et surtout avant de parler de changement et de transformation. Le changement sans urgence partagée crée des oppositions et des blocages. Avec une urgence partagée, il crée des peurs légitimes mais apparait aussi comme la seule manière de s’en sortir. Aux communicants et aux dirigeants de gérer les peurs pour créer un consensus positif. Mais ça n’est pas en disant «tout va bien, on gagne de l’argent, on a 15 ans pour se transformer» qu’on arrivera à quoi que ce soit.
Bien sur cela génère une crainte chez les dirigeants : personne n’aime communiquer sur des éléments négatifs qui quoique prévisibles et inévitables ne sont pas encore perçus par les collaborateurs. Ils se disent que la solution peut arriver d’elle-même, qu’ils ne seront plus à ce poste quand le pire arrivera et en tout cas ne veulent surtout pas faire peur. Mais c’est refusant le sujet et en évitant de faire de la pédagogie douce alors qu’ils ont le temps qu’ils sont contraints de faire de la communication de crise au dernier moment.
Dernier cas : lorsque l’urgence est perçue des collaborateurs mais pas de la direction. Oui, cela arrive. Je ne le traiterai pas ici mais je vous laisse en deviner l’issue.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de mise en mouvement collective sans l’existence d’une urgence collectivement partagée.
Bertrand Duperrin est Digital Transformation Practice Leader chez Emakina. Il a été précédemment directeur conseil chez Nextmodernity, un cabinet dans le domaine de la transformation des entreprises et du management au travers du social business et de l’utilisation des technologies sociales.
Il traite régulièrement de l’actualité social media sur son blog.
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