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Si votre entreprise n’innove pas, ce n’est pas de votre faute…

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

On pense souvent que si une organisation n’innove pas, c’est parce que son management est mauvais. Assez logiquement, on en déduit qu’une formation à l’innovation résoudra le problème. Ce n’est pas tout à fait faux, mais c’est quand-même plus compliqué: bien souvent, la raison pour laquelle une organisation n’innove pas, c’est au contraire parce qu’elle est trop bien gérée. C’est cette bonne gestion qui empêche l’innovation. Sans la prise de conscience de ce paradoxe, les solutions essayées échoueront.

C’est un cas très classique, celui d’une entreprise performante qui ne réussit pas à innover et qui me contacte pour organiser une formation pour que ses cadres soient plus innovants. Avant la formation, je me renseigne sur les résultats de l’entreprise. Ceux-ci sont excellents. Dans un secteur industriel très concurrentiel, elle réussit à maintenir ses marges avec un portefeuille de clients prestigieux et très exigeants. Ses dirigeants me disent prendre l’innovation très au sérieux. Un directeur de l’innovation vient d’être nommé, et un grand centre ultra moderne dédié à l’innovation vient d’être ouvert, complet avec ses salles de design, son fab lab et son incubateur interne. Un concours d’idées est désormais organisé chaque année. Et bien-sûr les inévitables learning expeditions sont de rigueur.

L’impératif d’innover est martelé par le nouveau PDG à la moindre occasion. Et pourtant rien ne se passe, ou pas grand-chose. «Il faut absolument former nos cadres à l’innovation» me confie la DRH. «Ce sont de bons managers, mais ils n’arrivent pas à sortir du quotidien malgré nos encouragements et nos incitations» ajoute-t-elle. En interne, la frustration monte. Malgré ses exhortations et ses investissements, la direction ne voit rien venir et soupçonne les managers de traîner les pieds ou d’être incompétents. Les managers, de leur côté, sont conscients de l’enjeu mais n’arrivent pas à sortir de leur quotidien et vivent mal les soupçons de la direction. Un certain fatalisme se développe: «Peut-être sommes-nous incapables d’innover, c’est comme ça; il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire.»

Eh bien si, il y a plein de choses à faire. Cette entreprise souffre d’un mal classique, et surtout inévitable dans une grande entreprise, et qu’avec Béatrice Rousset dans notre ouvrage Stratégie Modèle Mental nous appelons conflit d’engagement.

Conflit d’engagement

L’entreprise a un engagement sincère envers l’innovation. Tous ses cadres vous le disent: si nous n’innovons pas, nous perdrons notre avantage concurrentiel car notre industrie bouge beaucoup et très vite. C’est le sujet n°1 de la DRH qui peine à recruter car l’image de l’entreprise se détériore; elle passe pour une entreprise du passé. Performante certes, mais ringarde, elle ne fait pas rêver les jeunes diplômés dont elle a tant besoin pour se renouveler. Tout le monde, au sein de l’entreprise, est pour l’innovation, et pourtant rien ne se passe.

L’innovation dans les entreprises: une volonté sincère mais pas de résultat (Crédit photo: Pvt pauline at Dutch Wikipedia)

Au cours du séminaire, je demande aux participants de me faire la liste de tout ce qui les empêche d’innover. Ça ne prend pas très longtemps. «Nous n’avons pas une minute de libre, il faut tout justifier, chaque minute de notre temps.» «Quand j’ai terminé de m’occuper de tous mes clients, la semaine est finie.» «Il faut sans arrêt éteindre des incendies -retard sur un projet client, appel d’offre, etc.» «la seule chose qui compte c’est de réduire les coûts -rien d’autre n’intéresse la direction.» etc. La colonne plombe sérieusement l’ambiance, et dans la salle le constat semble sans appel. C’est toujours un moment crucial dans cet exercice: une fois que les participants ont listé tout ce qui les empêche d’atteindre un objectif sincère, ici l’innovation, le moral en prend un sacré coup. «On n’est pas très bons», résume l’un des participants.

Ce à quoi je réponds que non, pas du tout, au contraire. Car on peut regarder cette liste d’un autre œil: je leur fais remarquer que tout ce qu’ils décrivent dans cette liste, ce qu’ils font concrètement, c’est la raison pour laquelle leur entreprise marche si bien aujourd’hui. Celle-ci a en effet développé une très forte culture centrée sur l’exécution, une discipline de fer, un contrôle drastique des coûts, un suivi des performances au quotidien, un horizon de performance trimestriel (c’est une entreprise américaine cotée en bourse), une chasse au gaspillage effrénée (les marges se jouent au centime près car certains de ses produits ne coûtent que quelques dollars). Et ça marche, les résultats sont là, trimestre après trimestre, depuis plusieurs années. Un résultat d’autant plus remarquable que l’entreprise, centenaire, était quasiment défunte il y a quinze ans. Les participants en sont très fiers, et je leur donne raison. La salle est à nouveau pleine d’énergie. Nous passons plusieurs minutes à célébrer cette réussite, puis je souligne, mais c’est évident, l’importance qu’il y a de la préserver. Un relâchement mettrait en péril la situation concurrentielle enviable qui a été créée. Tout le monde acquiesce.

Cette entreprise a donc un engagement sincère dans la préservation de sa performance actuelle, et donc très logiquement dans ce qui permet cette performance, en l’occurrence et pour simplifier, une logique de contrôle des coûts. Tout ce que font ces managers présents dans la salle est fait pour respecter sincèrement cet engagement.

Nous y voilà, leur fais-je observer: vous avez, d’une part, un engagement sincère envers la nécessité d’innover -vous savez que c’est vital- mais vous avez également un engagement sincère envers la préservation de la performance actuelle -c’est également vital. Il y a donc deux engagements sincères. Or ces deux engagements sont conflictuels: la préservation de la performance actuelle rend impossible l’innovation tandis que celle-ci mettrait en péril la performance actuelle. Il n’est pas besoin d’être un génie pour savoir qu’entre les deux, c’est toujours la performance actuelle qui primera, ce qui explique que malgré un engagement sincère envers l’innovation, la préférence ira toujours, de facto, vers la performance actuelle. Et voilà pourquoi l’entreprise n’innove pas.

Il n’y a pas de méchant, d’incompétent ni de coupable

Ce qui est important ici, et qui a profondément marqué les participants, ainsi que la DRH assise au fond de la salle, c’est qu’il n’y a pas de méchant, pas de coupable ni de cabinet noir. Il n’y a pas d’incompétence. Il n’y a pas de manque de méthode. S’ils n’innovent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont nuls, résistants au changement, ringards, paresseux, incompétents ou qu’ils font passer leur propre intérêt avant celui de l’entreprise. Il peut en avoir des comme ça, bien-sûr, mais c’est rare et ce n’est pas la cause première. On peut donc quitter la posture accusatoire dans laquelle la direction reproche à ses cadres de ne pas innover tandis que ceux-ci lui reprochent de les en empêcher. On sait qu’une telle posture est le premier obstacle au changement. Elle est pourtant classique.

Ce n’est donc la faute de personne, sinon d’un état de fait qui s’est développé assez naturellement et que l’on doit pouvoir changer. On mettra pour cela le conflit bien en évidence sur la table, pour le transformer en objet, condition première pour qu’il soit gérable. Au lieu de désigner un coupable, on peut désormais dire «Étant donné le conflit que nous avons entre deux engagements sincères, comment pouvons-nous avancer pour résoudre celui-ci?» Comme nous l’observons dans Stratégie Modèle Mental, changer la façon dont on définit la question (le modèle mental sous-jacent), c’est se donner une chance de résoudre le problème.

La résolution de ce conflit ne sera pas simple, bien-sûr, mais sa mise en évidence permet de sortir du blocage et fournit au moins une base de travail sur laquelle tout le monde peut facilement se mettre d’accord, sans compter le plaisir qu’il peut y avoir à se dire «chouette, résolvons ce conflit qui vient du fait que nous sommes super forts.» Alors que se développent les ambiances mortifères dans les organisations figées face aux ruptures, cela a son importance et fait partie intégrante de la capacité à se remettre en mouvement.

Sur la notion de conflit d’engagement, introduite par les chercheurs Kegan et Lahay, voir mon article L’immunité au changement: ces engagements rationnels qui empêchent l’innovation. Dans un contexte de transformation organisationnelle, voir également Ce qui bloque votre transformation organisationnelle, ce sont vos modèles mentaux. Le conflit d’engagement est très souvent réglé de façon inconsciente dans l’organisation au moyen de priorités. Voir mon article à ce sujet: Le management ce n’est pas choisir des options, c’est définir des priorités.

La notion de modèle mental et son importance dans la transformation individuelle, organisationnelle et sociétale est développée dans l’ouvrage Stratégie Modèle Mental co-écrit avec Béatrice Rousset.

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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