Transformation digitale: pourquoi l’expérience collaborateur n’est pas au niveau de l’expérience client?
Une tribune de Bertrand Duperrin, Head of People and Delivery pour Emakina
Dans un précédent billet, je faisais une photographie de l’expérience vécue par tout un chacun au quotidien dans sa vie personnelle, dans sa vie de consommateur/client, et invitait à la comparer à ce que la plupart vivent une fois qu’ils passent la porte du bureau.
Alors je vous invite à relire le billet que je mentionne, et maintenant regardons ce que l’on constate dans encore de trop nombreuses entreprises.
Une information peu disponible
Même si je trouve que d’énormes progrès ont été faits, l’information en entreprise n’est pas assez disponible ou accessible. C’est dire qu’on partait de loin.
Et on ne peut pas dire que les outils manquent : d’Office 365 à Google Suite en passant par Workplace dans un style différent et j’en oublie une liste considérable, les outils existent et, aujourd’hui, sont déployés dans la plupart des organisations.
Mais l’outil ne vaut rien sans la volonté, sans l’usage. Aujourd’hui, il n’y a aucune raison valable à ce que tout document de travail soit stocké sur un disque dur personnel et ne soit pas dans un espace partagé ou partageable appartenant à une équipe ou une équipe projet. Je suis terrorisé de voir que des fichiers circulent encore par email, qu’on se fait passer de personne en personne pour que chacun fasse sa mise à jour. Ou que dans un projet, une personne parte à la chasse d’un document qui lui est nécessaire et qui est détenu par un collègue qui le garde jalousement sur son disque alors que le document en question devrait logiquement appartenir à l’équipe et non à l’individu.
Pas une question d’outil mais de culture et de pratiques. De style de travail. Le syndrome de « le savoir c’est le pouvoir » a la vie dure.
Et même en dehors des projets proprement dits, combien de collaborateurs, notamment mais pas uniquement les nouveaux arrivants, perdent du temps à trouver des informations basiques sur l’entreprise et la vie en son sein. Comment je pose des congés, comment j’accède aux dispositifs de formation, comment je coopte, quel est le processus pour fait ça ou ça….En 2020, il est incroyable qu’aucun corpus d’informations simple à utiliser ne soit mis en place. Tout est dispersé sur des intranets différents lorsqu’on s’est donné la peine de le rendre accessible et inutile de penser s’en sortir avec les moteurs de recherche mis à disposition.
Pour avoir, dans mon entreprise, mis en place ce « wikipedia de l’entreprise » je peux témoigner de son utilité et de sa valeur.
Un début de personnalisation
Dans les entreprises les plus matures, les intranets ont depuis une dizaine d’année pris le virage de la personnalisation. Mais cela concerne surtout les grandes entreprises, celles de taille intermédiaire ou moyenne restant à la traine.
Mais on reste sur une personnalisation basée sur le métier et/ou le pays et cela concerne surtout l’information.
On devrait pouvoir aller beaucoup plus loin sur les interfaces de travail : un même outil peut être utilisé par différentes populations mais de manière différente et donc les mêmes fonctionnalités ne sont pas à mettre en avant. Tout cela dans une logique d’efficacité.
Je pense aussi à la personnalisation du poste de travail. Je ne parle même pas de l’utilisation des données, juste de donner plus de pouvoir à l’utilisateur sur sa configuration. Même digital, un poste de travail c’est comme un bureau : tout le monde n’est pas efficace dans la même configuration, en ayant les mêmes choses posées et rangées au même endroit.
Quant aux données, on est loin de s’en servir suffisamment pour par exemple personnaliser certaines offres de services proposées aux collaborateurs. L’exemple le plus évident est la formation mais la liste est longue.
La collaboration à l’état embryonnaire
On n’a pas attendu de parler de transformation digitale ou d’expérience employé pour ériger la collaboration en grande cause d’entreprise. Pour autant, cela fonctionne-t-il ? Je dirai mieux qu’avant mais toujours de manière imparfaite et moins spontanée que dans la vie hors de l’entreprise.
La technologie existe. Elle est disponible dans toutes les grandes entreprises, moins dans les plus petites et c’est regrettable. Mais c’est moins une affaire d’outils que de culture, d’ADN voire de process.
Là encore le syndrome du chef pour qui l’information c’est le pouvoir est à mentionner. Mais il y a également nombre de process qui ne sont pas conçus pour que l’information soit partagée par défaut avec les bonnes personnes, qui n’ont pas été adaptés suite au déploiement d’outils collaboratifs. La liste est longue.
N’oublions pas aussi les effets de bord de modèles d’organisation, de management et de RH qui en mettant trop souvent les gens en compétition tue toute velléité d’entraide.
Le feedback : une tendance trop faible
Si la culture du feedback fonctionne bien dans nos vies privées, ça n’est pas encore le cas en entreprise ou pas suffisamment. Et pourtant c’est à la fois une nécessité et une demande.
Une nécessité car on a tous besoin de savoir rapidement ce qu’on a bien ou mal fait. Que cela fasse plaisir ou non. Chez les jeunes générations, c’est même vu comme essentiel pour progresser et corriger rapidement ses erreurs. C’est tout aussi important chez les plus âgés mais visiblement moins exprimé : le mythe de la pseudo-infaillibilité du manager, de l’expert ou de l’ancien à la vie dure.
Remarquez que cela existe en multidirectionnel dans le cas des évaluations à 360° ou en unidirectionnel dans les OKR. Mais combien d’entreprises pratiquent tout cela vraiment.
Le fait est que tant l’entreprise que les individus ont besoin de feedback réguliers, entre manager et collaborateur, entre collègues...peu importe le lien hiérarchique, l’important est que ces personnes aient travaillé ensemble sur un sujet.
Une structure hiérarchique trop rigide
Adapter la structure aux besoins et aux compétences, c’est beau sur le papier mais c’est rarement la réalité. Les entreprises sont conçues et organisées pour exécuter du haut vers le bas. De répondre aux questions du haut par le bas. De résoudre les problèmes du haut par le bas.
La réalité, c’est que quand un projet est bloqué, peu importe la raison, c’est le plus souvent parce que quelqu’un en bas a une question ou un problème et que s’il demande de l’aide en haut ou à ses côtés il n’est que rarement écouté et pris en compte, parce qu’on n’est pas organisés pour ça et que ses sujets sont classés comme non prioritaires. Jusqu’au moment où ce problème deviendra assez critique pour devenir le problème de tous…et qu’on le lui reproche.
À l’inverse même, on s’est évertué à créer des structures compliquées qui rendent les entreprises de moins en moins efficaces en superposant, par exemple, organisation matricielle et hiérarchique.
Un problème ne s’adapte pas à votre organisation et il s’en moque. Espérer que par miracle il suive vos process est une illusion. C’est à l’organisation de pouvoir s’adapter de manière adhoc au cas par cas et à chacun d’accepter des changements de rôle avec humilité.
Une gamification à mauvais escient
La bonne nouvelle est que la gamification est rentrée dans l’entreprise. La mauvaise nouvelle, c’est qu’elle n’y est pas forcément rentrée de la bonne manière. Très souvent, c’est rentré par la case de la formation et à l’occasion de quelques autres process dans lesquels on avait du mal à engager les collaborateurs.
Mais s’est-on posé la question du sens, de la pertinence et de l’utilité de la formation et du process en question ? N’aurait-on pas dû simplifier au lieu de gamifier ?
J’ai toujours trouvé qu’en entreprise, la gamification était toujours une bonne réponse (mieux engager) à une mauvaise question (forcer à adopter l’existant plutôt que l’adapter ou le transformer).
Les robots encore peu présents
Hormis dans le monde RH (et encore…) le chatbot n’a pas encore trop pris sa place dans l’entreprise. Et là je ne serai pas trop critique car vu la qualité des quelques choses que j’ai pu voir, ça n’est pas une mauvaise nouvelle. L’imperfection dans le cadre d’un gadget marketing (même s’il a couté outrageusement cher) est plus acceptable que pour un outil interne.
D’ailleurs certains comme Google en reviennent. La cause est à mon avis simple. Pour le client, on a créé du chatbot mono-usage. Pour le client, on a voulu faire du multi-usages qui a amené à une spécialité des grandes organisations : l’usine à gaz.
Pourtant, peu importe la forme que cela prendra, il y a un chemin à explorer pour une meilleure assistance, un meilleur appui au collaborateur dans un grand nombre de tâches qui sont les siennes, de formalités à accomplir etc.
Derrière la notion de robot que l’on peut discuter mais qui n’est que la forme, il reste le fond qui est l’intelligence artificielle. Et là il y a un vrai potentiel.
Où est le service employé ?
Je ne vais pas m’attarder sur le fait que nombre d’outils internes mis à la disposition du collaborateur dans l’entreprise sont encore trop compliqués et loin du « un besoin = une app simple ». Mais on est en bonne voie : les éditeurs de logiciels historiques se rapprochent de plus en plus du niveau d’expérience proposé par les pure players digitaux. Voire la dépassent.
Certains ont aussi fini par cesser la course aux usines à gaz qui leur avait été imposée par des clients qui voulaient un outil unique qui fasse tout. L’exemple de Microsoft avec Office 365 va dans le bon sens : fini l’époque où on essayait de nous vendre Sharepoint comme un outil collaboratif multi usage. Aujourd’hui l’offre est plus granulaire, composée d’outils qui ne font qu’une chose mais ont la prétention de la faire bien et, par contre, sont extrêmement intégrés entre eux.
Par contre, en termes de philosophie il reste un trou dans la raquette. Tout ou presque ce qui est mis à la disposition du collaborateur part du principe que s’il suit les process de l’entreprise tout va bien et qu’il n’a pas de problème à résoudre, qu’on parle de problème dans un projet, dans son métier ou, pire, un problème lié à l’entreprise que ce soit du RH, de l’administratif peu importe. Mais ça n’est pas la vraie vie. On peut tolérer qu’un collaborateur grille du temps et de l’énergie pour aider un client, pas pour se battre contre son organisation et ses process alambiqués au détriment du client.
Alors que tout le monde trouve normal qu’il y ait un service client, alors qu’il y a un consens au moins de façade sur la symétrie des attentions on est loin d’une orientation service à l’attention du collaborateur et au final tout le monde y perd : collaborateur, client et donc au final l’entreprise.
On a rendu les fonctions dites support efficaces et productives sur le dos du collaborateur. Mais ça on en reparlera en détail une autre fois.
Tout est question de design…ou presque
Aujourd’hui, il n’y a pas une entreprise qui ne raffole des designers pour concevoir / repenser les expériences / produits / services qu’elle propose à ses clients.
Combien font de même pour leurs process / services internes ?
Voilà, tout est dit.
Le digital n’est pas un mode de vie, c’est une question de technologie
Depuis le temps que tout le monde est d’accord sur le sujet, on peut s’étonner que les choses changent si peu. Si l’expérience client portée par le digital fonctionne, c’est qu’on a mis a technologie au service du parcours, du design, d’une manière de vivre et de se comporter.
Si la transformation digitale est globalement restée à la porte de l’entreprise, c’est qu’on a fait l’inverse. L’individu passe la porte du bureau, ses usages restent au vestiaire.
Et bien voilà. En lisant ce billet et celui qui précède vous comprenez surement pourquoi
- L’entreprise n’arrive plus à aller à la vitesse du monde extérieur et notamment à celle du client.
- Le collaborateur s’y épanouit de moins en moins et se désengage.
Voici pourquoi il y a urgence à agir.
L’expert:
Bertrand Duperrin est Head of People and Delivery pour Emakina, agence digitale présente dans 13 pays. Durant toute sa carrière il a officié au croisement entre la technologie, la mise en performance des talents et la performance de l’organisation. Auparavant il a occupé des postes de directeur dans le monde du Conseil en Management ou dans l’édition de logiciel. Il est également passionné par l’industrie du voyage en général et l’aérien en particulier.
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