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Transformation: la vision, c’est l’opium des organisations

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

« Le principal point de blocage de la transformation de notre organisation est que notre direction générale n’a pas articulé de vision claire » me disait récemment un participant dans un séminaire de formation, avec un air d’évidence des sentences qui paraissent logiques mais ne marchent pas. Eh bien non, votre organisation n’a pas besoin de vision claire pour se transformer. Au contraire, on peut même défendre l’idée qu’avoir une vision est contre-productif et entravera la transformation.

« Nous répétons la révolution, mais les plébéiens sont en retard. »  —Günter Grass

C’est ce que doivent se dire les directions générales lorsque leur belle vision reste lettre morte. Il paraît tellement évident qu’avoir une vision est un préalable à la transformation car après tout, pour paraphraser Alice, si on ne sait pas où on va, on a peu de chance d’y arriver, n’est-ce pas?

Et bien la transformation ce n’est pas le pays des merveilles et ce qui semble si logique ne marche en fait pas, pour plusieurs raisons:

Premièrement, la notion-même de vision induit son propre échec: un dirigeant d’une grande entreprise française me parlait récemment de son PDG en disant « Il a une superbe vision, mais rien à faire, ça ne cascade pas. » L’idée qu’un penseur visionnaire génial doive montrer la voie, à charge à ses subordonnés de traduire cette vision en action, traduit une conception cartésienne distinguant les penseurs des acteurs sans véritable lien entre les deux, et surtout considérant les acteurs comme incapables de penser et d’élaborer la vision collectivement. Se plaindre ensuite que la vision du chef génial ne « cascade » pas traduit simplement une incompétence managériale de ce dernier.

Notre plan visionnaire à 5 ans (Source: Wikipedia)

Deuxièmement, la vision est dictatoriale: Elle est imposée à la masse qui doit l’accepter et la traduire en actions. Ce-faisant, elle traduit une conception de l’ancien monde, hiérarchique, basé sur la connaissance du chef, alors qu’elle est supposée permettre l’avènement du nouveau monde, basé sur l’autonomie, la défiance des hiérarchies et des vérités révélées, et l’esprit entrepreneurial.

Troisièmement, la vision n’empêche en rien l’échec: dès les années 80, Kodak avait une claire vision de l’impact du numérique sur son activité de films argentiques. Le premier appareil photo numérique ayant été inventé dans ses murs en 1975, la direction générale de Kodak sait de façon certaine, dès les années 80, que l’avenir est au numérique. La firme investira fortement dans ce domaine, élaborant une vraie stratégie, dépensant plus de 5 milliards de dollars, introduisant les premiers appareils numériques sur le marché, sans véritable impact puisque l’affaire se finira en dépôt de bilan et en disparition en 2012. Une vision claire n’empêche d’être prisonnier du dilemme de l’innovateur.

Quatrièmement, la vision est distractive: Dans les années 90, Andy Grove, PDG d’Intel mort récemment et encensé par la presse, s’était enthousiasmé pour la vidéo-conférence. Intel y avait laissé des millions de dollars sans résultat et pendant que le PDG était tout occupé à poursuivre sa vision, son concurrent AMD lui taillait des croupières dans l’entrée de gamme et menaçait son existence-même. Il a fallu une brutale prise de conscience pour que Intel corrige le tir et évite la sortie de route.

Cinquièmement, et plus fondamentalement, la vision est une excuse pour ne rien changer: puisqu’elle est impossible à mettre en œuvre, puisqu’elle est du ressort du dirigeant suprême, la vision est très pratique pour ne rien faire. On peut accuser la direction générale de produire des plans infaisables, et celle-ci peut accuser ses subordonnés d’être mauvais en exécution. S’en suivra une furie de réunions, comités de coordination, indicateurs de suivi et de nomination de directeurs de la transformation; rien ne se passera mais tout le monde sera au top de son énergie. Pendant ce temps les concurrents ramasseront les marchés.

Les entrepreneurs se passent de vision pour transformer le monde

Tout cela est d’autant plus tragique que rien n’a jamais montré qu’une vision est nécessaire pour réussir, et encore moins dans une situation de rupture. Ikea n’avait pas de vision à ses débuts; 3M non plus; ni AirBnB, ni Google, ni Facebook. Elon Musk est une exception brillante, mais on mesure les risques qu’il prend… Pas sûr que les entreprises soient nombreuses à vouloir jouer ce jeu… Si les entrepreneurs n’ont pas besoin de vision préalable pour transformer le monde, pourquoi en faudrait-il une pour transformer une organisation existante?

Pire que ça, en situation d’incertitude, avoir une vision peut être contre-productif. Il est très difficile, voire impossible, de savoir où on va. Certains s’en inquiètent, et renforcent paradoxalement leurs efforts de prédiction, dans une sorte de fuite en avant; d’autres s’en réjouissent. Mais ce qui est sûr, c’est que l’avenir sera une surprise. Personne ne peut prédire l’avenir de son industrie; ni que celle-ci sera uberisée et disparaîtra, comme a disparu l’industrie de la pellicule photo, ou qu’elle réussira à se transformer pour renaître, comme le textile européen après la saignée des années 70 ou les cinémas multiplex après le magnétoscope et le DVD. Pourquoi dès lors s’acharner à prédire? Pourquoi s’imposer un exercice de création d’une vision qui a toutes les chances de consommer une énergie pharamineuse en faisant travailler des managers sur des technologies qu’ils ne comprennent pas, et s’ils les comprennent, dont ils ne peuvent pas en mesurer les implications, et qui a également toutes les chances de se révéler fausse après quelques mois, embarquant l’entreprise dans une mauvaise direction?

La recherche en entrepreneuriat a montré depuis longtemps, avec le concept d’effectuation, que les entrepreneurs font émerger leur vision chemin-faisant. Celle-ci émerge de leurs actions basées sur l’application de quelques principes simples, mais génériques. La clé de la transformation organisationnelle ne réside donc pas dans la conception du plan parfait basé sur une vision, mais sur la mise en pratique de ces principes à tous les niveaux de l’organisation. La création du contexte permettant cette mise en pratique est le seul véritable impératif de la direction générale.

Le contributeur:
Philippe Silberzahn

Philippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

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2 commentaires

  1. Bonjour,
    « Pas faux » comme disent les moins inspirés… Il peut toutefois demeurer le fardeau qui découle de cette analyse, à savoir – pour reprendre les termes de l’article – ce qu’on pourrait appeler « la non-vision dictatoriale » : celle qui se contente d’un mimétisme annoncé prudent mais en fait ne générant que de l’inertie, en s’assurant clairement de n’absolument pas créer un contexte propice à ce que cette inertie soit chamboulée ;)

  2. A mettre en perspective avec le conflit SNCF.

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