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Trois questions sur la fin de la neutralité du net aux Etats-Unis

Par Florence G’sell, agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine

A la suite de la décision de la FCC américaine de revenir sur le principe de neutralité du net, j’ai répondu à trois questions posées par le Club des Juristes (pour consulter mes réponses sur le Blog du Club des Juristes, cliquez ici).

Dans quel contexte intervient la décision de la FCC?

Le principe de neutralité du réseau (ou du net) signifie que les fournisseurs d’accès à Internet ne facturent qu’une seule fois l’accès et ne peuvent agir sur les contenus en favorisant, par exemple, leurs propres contenus ou ceux provenant de partenaires qui les rémunèrent. Tout ce qui circule sur Internet doit être traité à égalité, avec la même vitesse. L’expression a été employée pour la première fois dans un article publié en 2003 (Tim Wu, «Network Neutrality, Broadband Discrimination», Journal of Telecommunications and High Technology Law, Vol. 2, p. 141, 2003).

Le principe est toutefois bien plus ancien. La non-discrimination figure dans le Titre II du Communications Act de 1934 qui a donné compétence à la Federal Communications Commission pour réguler l’activité des opérateurs de télécommunications qualifiés de common carriers (opérateurs publics). Le principe est simple: en échange du droit d’user d’un bien public (le réseau téléphonique), les opérateurs acceptent d’être soumis à une régulation et des obligations spécifiques. Depuis la démocratisation du haut débit à la fin des années 1990, les fournisseurs d’accès à Internet luttent farouchement pour ne pas être qualifiés d’opérateurs publics et éviter l’application du Titre II. C’est précisément un nouvel épisode de cette lutte qui vient de se jouer au sein de la FCC.

A partir de la fin des années 1980, la FCC, confrontée à l’émergence de prestataires de nouveaux types de services en ligne, a progressivement admis que ces «enhanced service providers» n’étaient pas des opérateurs de télécommunications classiques. En 2002, elle les a qualifiés de services d’information (information services) non soumis au Titre II. Cette décision a été très critiquée en raison des risques d’abus de la part des fournisseurs d’accès, qui pouvaient dès lors bloquer l’accès à certaines applications (ce qu’a fait à l’époque Madison River Communications).

La FCC a rectifié le tir dès 2005 en votant une résolution (policy statement) proclamant quatre principes d’Open Internet au bénéfice des consommateurs:

  1. droit d’accéder aux contenus licites de leur choix,
  2. droit de recourir aux applications et services de leur choix,
  3. droit de se connecter à n’importe quel outil licite ne portant pas atteinte au réseau,
  4. droit de choisir leurs fournisseurs d’accès, de services, d’applications, de contenus.

Ces règles d’Open Internet, dépourvues de force obligatoire, n’ont pas empêché Comcast de bloquer l’accès à certaines applications pair à pair (comme BitTorrent) sans en informer ses utilisateurs. Les poursuites contre Comcast ont échoué en appel (Comcast v. FCC, 600 F.3d 642 (D.C. Cir. 2010)).

En 2010, la FCC a adopté de nouvelles règles d’Open Internet dotées, cette fois, d’une portée contraignante. L’Open Internet Order de 2010 a compensé l’absence de soumission des fournisseurs d’accès au Titre II en prohibant clairement tout blocage de contenu, toute restriction de passage (throttling), tout traitement de faveur, et en imposant un principe de transparence. Contesté par Verizon, ce texte a été en partie annulé en 2014 (Verizon v. FCC, 740 F.3d 623, D.C. Cir. 2014), au motif que la plupart de ses dispositions ne pouvaient être appliquées qu’à des opérateurs publics (common carriers).

Renonçant à faire appel de cette dernière décision, la FCC a adopté, en 2015, un nouvel Open Internet Order reprenant les mêmes principes que le précédent mais prévoyant expressément que les fournisseurs d’accès à Internet constituent des common carriers au sens du Titre II du Communications Act, auquel ils sont donc soumis. Les tribunaux fédéraux ont, cette fois, entièrement validé le texte (USTA vFCC, June 14 2016, DC Cir., No. 15-1063 et al.). Le principe de neutralité semblait donc cette fois acquis, d’autant que la FCC a par ailleurs pris l’habitude de subordonner son approbation des fusions à son respect (par exemple lors de la fusion entre AT&T et DirecTV).

Que devrait-il se passer désormais?

Le 14 décembre, la FCC a voté l’abrogation de l’Open Internet Order de 2015. Ce revirement devrait être contesté judiciairement au motif que les autorités de régulation fédérales ne peuvent, selon l’Administrative Procedure Act, mener des politiques «arbitraires et capricieuses» (arbitrary and capricious). Elles peuvent, toutefois, changer d’avis si elles sont en mesure de se justifier. Or la décision de la FCC comporte des motifs, notamment l’allégation selon laquelle le principe de neutralité freinerait l’investissement dans le haut débit, même si elle se base également sur les nombreux faux commentaires anti-neutralité postés par des bots sur son site.

Est par ailleurs évoquée l’éventualité d’une résolution du Congrès contrecarrant la décision de la FCC, scénario toutefois peu probable compte-tenu de la majorité républicaine dans les chambres. Certains Etats, comme la Californie, pourraient enfin tenter d’adopter des législations imposant la neutralité, mais les règles étatiques ne peuvent, en principe, venir contredire une règle fédérale.

Les fournisseurs d’accès vont donc pouvoir moduler le débit sur le réseau, adopter des tarifications dépendant du trafic et développer des stratégies de gestion des contenus, comme le «zéro rating» ou le ralentissement de l’accès à certains services (ce qu’AT&T a fait en 2009 avec FaceTime et Skype). Les utilisateurs devront cette fois en être informés, en vertu du principe de transparence.

La décision de la FCC peut-elle avoir des conséquences en Europe ou en France?

Si l’on en juge par la réaction des autorités françaises à la décision de la FCC, il n’y a guère de chances pour que la France renonce au principe de neutralité du réseau, inscrit en droit français par la loi n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (article L. 33-1 code des postes et des communications électroniques). La loi française renvoie d’ailleurs au Règlement Européen 2015/2120 du 25 novembre 2015 sur l’Internet ouvert qui proclame le principe de neutralité dans son article 3. Le Body of European Regulators for Electronic Communications (Berec), chargé de garantir le respect du principe, a publié des lignes directrices à ce sujet le 30 août 2016. Une remise en cause du principe n’est donc pas à l’ordre du jour en Europe, même si la décision de la FCC pourra servir d’argument aux fournisseurs d’accès européens souhaitant sa suppression ou son aménagement.

L’expert:

Florence G’sell (www.gsell.tech) est agrégée de droit privé et professeur à l’Université de Lorraine où elle enseigne principalement le droit des obligations, le droit des affaires et le droit comparé. Diplômée de Sciences Po Paris, où elle enseigne depuis plusieurs années, elle a commencé sa carrière dans la filiale américaine d’une banque française avant de rejoindre une compagnie d’assurance spécialisée dans la couverture des grands risques industriels, puis de choisir la voie universitaire. Ses recherches portent principalement sur le droit des affaires, le droit privé, les modes de règlement des litiges et les nouvelles technologies, qu’elle aborde de manière comparative, à la lumière des droits de Common Law, notamment le droit américain.

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