BUSINESSLes contributeursLes Experts

Trois règles pour les radicaux qui veulent transformer leur organisation

Par Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG)

Il y a des livres qui frappent par leur pertinence dès les premières pages. Rules for radicals est de ceux-là. Écrit par Saul Alinsky dans les années 70, c’est la bible des radicaux. Alinsky écrit avec un seul objectif: fournir un ensemble de règles pratiques pour éviter que son camp politique (la gauche) ne se réfugie dans la rhétorique stérile et devienne par là-même incapable de véritablement changer la société. Même s’il écrit pour des activistes politiques, son analyse et ses règles sont valables pour tous les radicaux, y compris ceux qui veulent transformer les organisations de l’intérieur.

Première règle: travailler sur les modèles mentaux. Même s’il n’utilise pas ce terme, Alinsky montre que tout changement doit d’abord se faire dans la tête. Il faut pouvoir regarder le monde avec une nouvelle perspective. Pour changer le monde, il faut donc d’abord changer les esprits. John Adams l’avait déjà dit de la révolution américaine: « la Révolution était faite avant que la guerre ne commence; elle était dans les cœurs et les esprits du peuple. » Dans une organisation paralysée par un environnement en rupture, le travail de transformation doit ainsi absolument commencer par une remise en question des modèles mentaux qui président à son fonctionnement: croyances, hypothèses, bonne pratiques, traditions, etc. c’est à dire tout ce qui concourt à former la vision du monde et de son industrie par les collaborateurs et l’organisation dans son ensemble. Sans cette remise en question, la transformation ne se fera qu’en surface. L’ignorance de cette règle explique pourquoi la plupart des programmes de transformation se focalisent sur des actions et des processus en laissant le cœur identitaire inchangé.

Viva la revolucion (Source: Wikipedia)

Deuxième règle: partir de ce qui existe. Alinsky écrit: « En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être – il est nécessaire de commencer là où le monde est si nous voulons le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. Cela signifie travailler dans le système. » En cela Alinsky s’oppose aux idéalistes qui ne cessent de disserter sur un monde idéal en se désintéressant de la réalité. L’efficacité de l’action radicale est affaiblie par le désir d’un changement instantané et dramatique qui s’avère contre-productif au final.

Transposé dans le contexte organisationnel, on comprend qu’il faut donc opérer un retournement radical: au lieu de consacrer son énergie à parler de ce que l’organisation sera demain, dans longtemps, ce qui permet de raconter n’importe quoi, il faut retourner à aujourd’hui et bien comprendre d’où on part. Cela nécessite une discipline et n’est pas forcément glamour, mais une incompréhension de la situation de départ fait que l’on va construire sur du sable et, au final, ne resteront que des actions de communications certes impressionnantes mais sans réel impact sur l’organisation.

Troisième règle: s’engager avec les autres. Il est tentant, face à un monde qui nous répugne, de nous retirer. C’est ce que font nombre d’intellectuels qui de nos jours se moquent des travers du management du haut de leur tour d’ivoire, sans prendre la peine d’aller sur le terrain comprendre vraiment ce qui se passe et pourquoi cela se passe. Pour le collaborateur d’une organisation frustré par l’immobilisme et par les travers d’un management parfois ubuesque, la tentation est dans le désengagement, voire la démission. C’est ce que l’on observe massivement dans les grandes organisations aujourd’hui. Pour Alinsky, celui qui ne se résigne pas et veut « faire sa part », selon son expression, doit travailler avec une approche sociale, c’est à dire aller vers les autres et se mettre d’accord avec eux. Sur quoi? Eh bien règle n°1: se mettre d’accord sur une vision du monde, sur un nouveau modèle mental. Alinsky est catégorique: se connecter aux autres est impératif au point qu’il écrit ainsi que si le radical se rend compte qu’avoir des cheveux longs instaure une barrière psychologique empêchant la communication avec les gens qu’il a besoin de convaincre, il se coupera les cheveux sans hésitation.

La clé du changement, qu’il soit politique ou au sein d’une organisation, réside donc dans la capacité pour un individu d’aller susciter un engagement de parties prenantes dans son projet. Cet engagement se fait à partir de ce qui existe, de ce sur quoi on peut se mettre d’accord, c’est à dire avant toute chose sur une vision du monde, un nouveau modèle mental.

Ce qui est intéressant, et certains lecteurs l’auront bien-sûr noté, c’est la similitude des règles d’Alinsky avec les principes de l’effectuation, la logique d’action des entrepreneurs mise en avant par la chercheuse Saras Sarasvathy. Bien qu’écrits dans un contexte d’entrepreneuriat, ces principes disent exactement la même chose: les entrepreneurs créent de nouveaux marchés, de nouveaux produits et de nouvelles organisations en partant de ce qu’ils ont sous la main, en s’associant avec des parties prenantes, et en créant le monde qu’ils veulent, pas celui qui est prédit par d’autres. En ce sens, les entrepreneurs sont des radicaux comme les autres, simplement ils exercent leur action radicale sur des marchés, et non dans le domaine politique. Mais le résultat est le même: avec ces principes, ils changent notre façon de voir le monde. AirBnB nous fait trouver normal d’avoir un étranger qui couche dans notre salon, ce qui nous semblait inimaginable il y a seulement quelques années.

Aussi bien Alinsky que Sarasvathy mettent donc en avant des principes simples et universels pour les radicaux qui veulent changer le monde, et il est temps que les radicaux qui subsistent au sein des organisations, et qui souhaitent y rester, les adoptent. Ce-faisant, ils pourront quitter la posture protestataire si sympathique mais si stérile et si dangereuse et commencer à, vraiment, faire bouger leur organisation.

L’ouvrage de Saul Alinsky « Rules for radicals« . Pour en savoir plus sur comment les principes de l’effectuation peuvent être mobilisés pour transformer l’organisation, lire la série d’articles que j’ai consacrée au sujet: Le leadership effectual ou les 5 principes de la transformation: 1) Démarrer avec ce qu’on a. Pour une introduction rapide à l’effectuation et ses principes, lire Effectuation: Comment les entrepreneurs pensent et agissent… vraiment.

Le contributeur:

Philippe SilberzahnPhilippe Silberzahn est professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique (CRG), où il a reçu son doctorat. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, sous l’angle entrepreneurial avec l’étude de la création de nouveaux marchés et de nouveaux produits, et sous l’angle managérial avec l’étude de la gestion des ruptures, des surprises stratégiques (cygnes noirs) et des problèmes complexes (« wicked problems ») par les grandes organisations.

Découvrez WE, le nouveau media d'intelligence économique consacré à l'innovation en europe. Retrouvez les informations de plus de 4500 startups et 600 fonds d'investissements Pour en savoir plus, cliquez ici
Bouton retour en haut de la page
Share This