
Ultra Fast fashion : une loi qui tarde, une industrie qui saigne
En quelques années, l’ultra fast fashion est passée du statut de phénomène de consommation à celui de menace systémique. Shein et Temu, mastodontes venus de Chine, inondent l’Europe de vêtements ultra bon marché, portés quelques fois puis jetés, alimentant un cycle infini d’achats impulsifs, de production accélérée, de déchets, de données captées et d’emplois détruits.
La première proposition de texte pour une loi encadrant ces pratiquesavait été déposé le 30 janvier 2024 par la députée Anne-Cécile Violland et plusieurs de ses collègues Horizons et apparentés. Le gouvernement avait alors engagé la procédure accélérée sur ce texte le 8 mars 2024. L’Assemblée Nationale avait alors voté à l’unanimité le texte amendé le 14 mars 2024. Un processus interrompu par la dissolution nationale, qui vient de reprendre au Sénat le 19 mars dernier, avec un texte qui sera examiné en séance publique les 2 et 3 juin prochain. Une période intense pendant laquelle les différents acteurs du secteur mobilisent les élus et développent leurs argumentaires. Nous recevons aujourd’hui Yann Rivoallan, Président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin pour faire le point
« Des marques historiques disparaissent, 600 emplois ont été détruits en quelques mois. Et ce n’est qu’un début. »
Car la logique de ces plateformes est redoutable : un usage massif de l’intelligence artificielle pour générer jusqu’à 10 000 nouveaux produits chaque jour, une économie du scroll sans fin, des prix si bas qu’ils contournent tous les freins habituels à l’achat, et un ciblage algorithmique poussé jusqu’à trois connexions quotidiennes par utilisateur. « Il n’y a plus d’obstacle : ni le prix, ni le temps, ni le besoin. Chaque vêtement devient pollution. Et nous vivons dans un monde fini. »
Au-delà de l’impact environnemental, c’est tout un modèle économique que Shein défie. Salaires dérisoires — parfois 1 centime par article —, absence de TVA déclarée, exploitation des données personnelles, copies systématiques de créations françaises. « Ce n’est pas une entreprise qui crée, c’est une entreprise qui vole. Nos idées, nos emplois, notre planète. »
La loi française anti-fast fashion, adoptée en 2023 à l’Assemblée nationale, avait tenté d’encadrer ce modèle : définition stricte de l’ultra fast fashion, système de bonus-malus basé sur l’affichage environnemental, interdiction de publicité pour les marques les plus polluantes. Une initiative saluée à l’étranger. « On a eu une semaine où la lumière de la France a éclairé le monde », affirme Yann Rivoallan. « Les télévisions australiennes, mexicaines, américaines parlaient de cette loi. On montrait qu’un autre modèle était possible. »
Mais le passage au Sénat a tout changé. Sous la pression de plusieurs lobbys — plateformes publicitaires, géants du web, certains distributeurs —, le texte a été édulcoré. L’interdiction de publicité s’est transformée en simple campagne de sensibilisation. Le bonus-malus a été revu à la baisse. « On est passés du feu rouge à ‘mangez cinq fruits et légumes par jour’. C’est bien, mais ce n’est pas à la hauteur. »
En parallèle, Shein poursuit son expansion. La société, officiellement basée à Singapour, mais toujours ancrée en Chine dans ses structures et sa gouvernance, vise une introduction en bourse à Londres. « C’est du greenwashing politique. On maquille une société chinoise pour lui donner une façade internationale. Et Londres, affaiblie depuis le Brexit, accepte. C’est une tragédie. »
Pire encore : selon les estimations de la Fédération, Shein ne déclarerait que 10 % de son chiffre d’affaires réel en France. Une fraude fiscale massive. « S’ils font 3 milliards d’euros ici, je mets ma main à couper qu’ils ne déclarent que 300 millions. C’est 600 millions d’euros de TVA qui échappent chaque année à l’État. »
Yann Rivoallan dénonce aussi un angle mort logistique. La fast fashion bénéficie encore de règles conçues pour un autre monde : les colis de moins de 150 euros sont peu ou pas taxés à l’entrée en Europe. Résultat : des millions de micro-colis échappent chaque jour à tout contrôle. « Nous finançons la logistique de Shein. Ce sont nos impôts qui paient leurs frais d’envoi. »
Faut-il attendre une prise de conscience citoyenne pour freiner l’essor de ces plateformes ? Yann Rivoallan n’y croit pas. « Demander au consommateur de changer, c’est comme demander à un fumeur d’arrêter de fumer. Ce n’est pas une affaire de raison. C’est une affaire de dopamine, de biais cognitifs, de pulsion. Il faut réguler. »
Il en appelle à un véritable protectionnisme écologique. Non pour fermer les frontières, mais pour rétablir une équité : taxation réelle des flux, sanctions pour fraude, soutien clair aux marques responsables, affichage environnemental obligatoire, interdiction des pratiques commerciales trompeuses.
« On doit se défendre. Sinon, ils gagneront. Et nous perdrons bien plus que des parts de marché. »